Dans le contexte des années 1864 à 1872, le plus étonnant est que ce soit Gramme qui ait gagné la compétition alors que de nombreux concurrents mieux armés que lui étaient en course. Il n’était pas aussi dépourvu de moyens qu’on l’a si souvent et si naïvement décrit. Une gravure d’un livre de Figuier, son contemporain, le montre travaillant à la fabrication de son anneau dans les ateliers de l’Alliance. On peut croire l’anecdote véridique car Figuier connaissait Gramme à cette époque.
Si l’on suit le texte de ses brevets on peut voir comment ont progressé ses idées. Cette progression n’a pas été facile. En 1867 il prend un brevet, 75 172; le brevet est de février, c’est donc l’’énoncé de son travail de l’année précédente où se sont déroulées les recherches de ses concurrents anglais et allemand et où a été conçue l’autoexcitation des bobines des inducteurs. Or Gramme en est encore à l’emploi d’aimants permanents. Il décrit cinq machines à plusieurs aimants, de 20 à un, et plusieurs bobines, de 20 à 4. Il reste dans la tradition du principe des machines de l’Alliance. On y trouve l’implantation polygonale des aimants, qu’il reprendra plus tard, avec cette idée qu’on peut enrouler du fil de cuivre sur les deux branches des faisceaux aimantés … non pour prendre du courant mais pour donner plus de puissance aux aimants en les intercalant dans le circuit, alors que les courants des bobines sont redressés. Il suggère aussi qu’on peut remplacer dans ces machines plusieurs de leurs faisceaux aimantés par des électroaimants, et aussi: on pourrait remplacer les faisceaux aimantés par un électroaimant puisant sa force magnétique à une source d’électricité extérieure. Tout cela reste confus; son attention est encore plutôt attirée sur la structure des aimants. Pour la quatrième machine il envisage que les 18 bobines sont fixes et que l’induit tournant est composé de quatre paires de barreaux droits séparés par leur milieu. Son magnétisme est conduit à 18 bobines fixes dont 9 sont magnétisées par le pôle boréal (sic) et 9 par le pôle austral; un disque de fer doux mobile, divisé en coupures, ferme alternativement chaque circuit magnétique. C’est un « redresseur » de courant. Le dessin de cette machine a été publié dans l’ouvrage de Sartiaux de 1903 et datée de 1865.
La notion de magnétisme rémanent vient à l’esprit de Gramme l’année suivante sans doute par suite d’observations personnelles. Il la mentionne dans une addition au brevet 75 172 déposée en novembre 1868: Après que l’électroaimant (de l’inducteur) a été magnétisé par une source d’électricité, il conserve assez de magnétisme rémanent pour faire naître un courant électrique dans les bobines (de l’induit); une partie de ce courant, après avoir été redressé sur le commutateur est employé à charger l’électroaimant… Il suit de très près les conceptions du jour, mais il n’a encore aucune idée, pas plus que les autres, de l’autoexcitation initiale.
L’induit unique apparaît dans son brevet de 1869, n° 87 938. Le préambule de ce texte vaut la peine d’être transcrit: Les perfectionnements qui modifient (sic, pour: motivent) la présente demande d’un privilège exclusif, consistent à produire des courants d’induction continue enveloppant de la matière magnétique en y déplaçant le magnétisme sans le désaimanter. C’est Gramme tout entier qui se décrit dans cette phrase.
Sa principale disposition est décrite en détail, c’est presque l’anneau de Gramme classique: un bobinage de fil de cuivre sur un cylindre de fer doux, avec isolants naturellement, divisé en 36 bobines dont l’extrémité du fil de l’un est reliée à l’extrémité de celui de la suivante, avec collecteur et deux frotteurs. Si l’induit de la première machine décrite est constitué par des aimants permanents, Gramme indique comme variante la possibilité d’utiliser pour l’induit de la seconde machine des électroaimants qui seraient chargés par des courants pris à la machine. Pour la première fois on y trouve la notion de masses polaires embrassant un seul anneau; les pôles de même signe des électroaimants, les pôles conséquents, sont réunis à une même pièce, les autres à une deuxième pièce. On commence à voir apparaître avec précision le dessin de sa dynamo. Pour la première fois aussi on voit apparaître au collecteur les balais qui poseront tant de problèmes aux techniciens dans la suite. Gramme suggère des variantes sur le nombre de bobines de l’induit en particulier et sur le nombre de pôles de l’inducteur, mais aussi sur les connections au collecteur. D’où cette idée, nouvelle, qu’on peut produire soit du courant continu, soit du courant alternatif et, suivant le nombre des électros de l’inducteur on peut sortir en même temps de la machine plusieurs courants distincts. C’est une idée qui fera dix ans plus tard la fortune de Gramme.
La cinquième machine décrite dans ce même brevet est celle, assez aberrante, dont nous avons parlé, inducteur et induit sont fixes, la variation du champ magnétique étant provoquée par le défilement de chaînes sans fin en fer doux.
Il faut relever dans ce brevet une notion remarquable parce qu’elle semble nouvelle dans l’esprit de Gramme, c’est celle du moteur électrique. Les essais cités plus haut des années 1840-1850 avaient été abandonnés. Seul Froment en France construisit quelques moteurs pour le télégraphe et pour animer une machine à diviser de son propre atelier. Gramme écrit en 1869: Le principe de ces machines peut être appliqué à faire des moteurs électriques … si au lieu d’y prendre du courant électrique on y faisait entrer des courants supérieurs à ceux qu’elle produisent elles seraient sans autre changement transformées en moteur électrique, mais comme moteur ce ne sont pas les dispositions les plus favorables. Le principe de la réversibilité est loin d’être soupçonné. Et Gramme reste encore fidèle à cette conception générale qu’un moteur doit avoir une autre constitution qu’un générateur.
∴