L’enchaînement de ces faits laisse place à quelque flottement, mais certaines déductions semblent assez sûres.
La première lettre de Catalan, écrite le 4 et arrivée à Spa le 6 au plus tard, était évidemment destinée à Louis-Napoléon, sans quoi on ne voit pas dans quel but les indications nécessaires à l’acheminement de cette lettre auraient été fournies. On peut donc tenir pour acquis que Louis-Napoléon a séjourné à Spa, et pendant un temps suffisant pour permettre d’organiser un nouveau rendez-vous par voie épistolaire. Ce plan fut déjoué par la conjonction du retour tardif de Catalan, sans doute parti en vacances, et du départ de Louis-Napoléon pour Carlsbad le 5 septembre au plus tard. Soit dit en passant, on trouve ici une double manifestation du faible d’Eugénie pour les villes d’eaux.
On conviendra que la situation n’est pas dépourvue d’un certain piquant. L’empereur déchu fait des avances au républicain passionné « dont il apprécie le haut mérite », après avoir ruiné, vingt ans plus tôt, les dernières chances d’une carrière honorable en France. Quant au républicain, dont on sait ce qu’il pense de Napoléon III, voilà qu’il répond par deux fois aux avances de celui- ci. On peut penser que si ses lettres ont dû être courtoises, il n’aurait pas manqué, en tête-à-tête avec Bonaparte, de déballer ses convictions républicaines et d’évoquer quelque peu les errements du passé.
Quant au motif avoué de la visite à Catalan, il surprend de prime abord.
Comment Louis-Napoléon pouvait-il apprécier le haut mérite pédagogique de l’enseignant raté que semblait avoir été Catalan avant sa nomination à Liège ? C’est le moment de dire l’impression profonde et durable que faisait Catalan sur ses élèves, en dépit des revers dus à ses positions politiques et au manque de souplesse de son caractère. De cela, nous détenons maints témoignages ; mais le plus éloquent figure dans la dernière lettre écrite à Catalan (n° 608, 14 janvier 1894), un mois avant sa mort, par le plus illustre de ses élèves, le mathématicien Charles Hermite :
La médaille de mon Jubilé vous parviendra incessement, et Darboux vous enverra par la poste le compte-rendu avec mon portrait. Veuillez les accueillir en témoignage d’une affection qui ne s’est jamais démentie depuis plus de cinquante ans, et qu’un si grand nombre de vos élèves vous garde comme moi. Je n’ai aucun effort à faire pour vous revoir dans l’amphitéâtre de la pension Mayer, où j’écoutais vos leçons dont le souvenir me reste présent depuis tant d’années.
Si Napoléon III avait entendu parler de Catalan en de pareils termes, et peut-être par Hermite en personne, il n’est plus si surprenant qu’il ait tenté de le rencontrer lors d’un passage incognito a Liège [[C’est dans d’autres circonstances qu’un an plus tôt, le 4 septembre 1870, Napoléon avait traversé Liège en train spécial : il se rendait à son lieu de captivité, le chateau de Wilhelmshöhe. ]]; il me semble que cette démarche devrait être portée à son crédit.
Revenons sur les circonstances du séjour du couple impérial à Spa.
Quelques précautions ont sans doute été prises pour garantir l’anonymat, soit que des personnes sûres aient mis un logement à la disposition du couple, soit qu’elles aient partagé avec lui leur propre logement dans des conditions suffisantes de discrétion. Cette hypothèse de l’intervention d’un tiers complaisant est étayée par le fait que le signataire des deux lettres à Catalan, F. de Britta, n’ayant pas suivi Louis Napoléon à Carlsbad, n’a dû être qu’un secrétaire occasionnel et bénévole [[Franceschini Pietri, le secrétaire attitré de Napoléon III, avait accompagné celui-ci à Wilhelmshöhe, puis, le 19 mars 1871, en Angleterre.]]. Peut-être Britta n’était-il au surplus qu’un nom d’emprunt, beaucoup plus confortable en pareille circonstance.
Cette dernière réflexion ne laisse apparemment pas beaucoup d’espoir de préciser l’identité de F. de Britta. Une piste s’offre cependant. Sous le Second Empire, la censure exercée sur la presse française a contribué au succès de L’Indépendance belge, feuille par laquelle les nouvelles politiques de toute l’Europe étaient introduites en France sans trop de difficulté. C’est aussi par ce journal que Napoléon III avait appris à Recogne, dans le train qui l’emmenait en captivité, à quel point les évènements se précipitaient dans la capitale française : on était le 4 septembre, le jour même de la proclamation de la république. Depuis 1856, le directeur et rédacteur en chef de L’Indépendance belge était un Marseillais nommé Jean-Baptiste Auguste Léon Bérardi, né en 1817. Son fils Gaston, né en 1849, fit de brillantes études à Paris, avant de devenir à son tour collaborateur du journal de son père. Pour son activité journalistique, son nom de plume était Mardoche ; mais il fit aussi paraître plusieurs compositions musicales, cette fois sous le nom de Britta. Il est tentant de penser qu’il a pu forger ce pseudonyme au début de sa carrière, pour les quelques jours durant lesquels il a joué le rôle d’intermédiaire entre Louis-Napoléon et le monde extérieur sans pouvoir afficher le nom trop connu de Bérardi, tandis que son père occupait ostensiblement le devant de la scène sous son vrai nom ; plus tard, quand Gaston Bérardi a voulu dissocier son activité musicale de son métier de journaliste, il aura tout naturellement eu l’idée de reprendre le pseudonyme de sa jeunesse. L’assimilation de F. de Britta et de Gaston Bérardi est d’autant plus séduisante que l’ex- empereur, une fois remis en liberté après la signature du traité de paix (mars 1871), s’est probablement mis en devoir de nouer ou de renouer des contacts avec des Français établis à l’étranger, ceux du moins qui n’avaient pas été contraints de s’expatrier à la suite du coup d’Etat de 1851; la visite à Catalan peut en témoigner.
On dira qu’ici l’histoire tourne insensiblement au roman, et qu’il est un peu trop facile, malgré la concordance des dates, de faire main basse sur l’unique Britta qui figure au dictionnaire. On s’émeut à la pensée de tous les Britta, français ou non, obscurs mais méritants, que Louis-Napoléon pouvait honorer de sa confiance. On laisse entendre que, pour accréditer la version ci-dessus, il faudrait à tout le moins établir la présence à Spa, durant l’été 1871, d’un et si possible de deux Bérardi de sexe masculin.