Mes lecteurs auront pu s’étonner de mon acharnement. Technologia avait pris comme règle de ne présenter, dans sa rubrique « Recensiones », que des ouvrages de qualité. La production scientifique contemporaire en histoire et philosophie des sciences est suffisamment abondante pour que nous ayons toujours préféré nous abstenir, recevant un mauvais livre, d’en entreprendre la critique pour nous consacrer à signaler seulement ceux qui méritent un autre traitement que le silence. C’était, si l’on veut, un comportement éthique. Mais nous devions dénoncer ceci. Voilà qu’un ouvrage est consacré, par des philosophes, à la technique. Voilà qu’une réflexion morale est tentée, enfin, sur les vrais problèmes de notre temps. Et l’on place, en premier lieu, un tel article, par un auteur qui raisonne si médiocrement.
Il faut que les philosophes le sachent: les techniciens – ceux qui construisent ce fameux monde full of sound and fury qui est le système technicien – ont certes de nombreux défauts, mais ils ont au moins une qualité, et qui a fait ses preuves : l’aptitude au raisonnement logique. Quelles que soient les ressources de sa dialectique, un philosophe ne sera jamais pris au sérieux par un technicien s’il ne parvient pas à construire un système logique et cohérent, s’il manie, même habilement, les sophismes. Dans le monde des vis et des écrous, des microprocesseurs et des centrales électro-nucléaires, c’est encore et toujours la logique d’Aristote que l’on emploie et, comme disait – à peu près – Jean Rostand, les philosophies rêveuses briseront leurs fausses dents sur la dure réalité de l’opacité de la matière et des lois du marché (les deux sources de la « technologie »).
Je ne suis pas capable d’élaborer une « morale pour notre temps », je laisse à d’autres le soin d’écrire de nouveaux catéchismes, mais peut-être admettra-t-on que puisse s’insérer dans un « projet éthique » la conviction qu’il faut briser les idoles et brûler les faux dieux ?
On devine que placés dans la foulée des illusions elluliennes, les autres articles du recueil soient d’intérêt variable. Toutefois ils méritent une lecture attentive et particulièrement celui du Prof. Hottois (Aspects d’une philosophie de la technique), qui annonce les thèses qui seront développées dans Le Signe et la Technique, dont nous rendons compte par ailleurs. C’est le morceau de résistance du recueil.
Pour conclure et redire ma satisfaction de voir des philosophes intéressés par la technique (je veux dire des philosophes de la Francophonie; les Américains abordent ces thèmes abondamment depuis un certain temps: faut-il rappeler que Technology and Culture a été fondé en 1959, quand les philosophes français croyaient encore en l’existence de … Sartre ?), je ne puis mieux faire que citer au hasard quelques extraits montrant la profondeur atteinte par les collaborateurs du Prof. Hottois, hélas si mal précédés par Mr Ellul. Voici par exemple de Mr Freund (Université de Strasbourg): « La formule de la technique est à l’inverse de celle de l’éthique. En effet la technique consiste en un ensemble de moyens sans finalité propre »(p. 24). De Mr Legros (Université libre de Bruxelles) : « La Technique est la métaphysique de notre temps. laquelle est fondamentalement cartésienne »(p. 77). De Mme Schmid (Ecole polytechnique de Lausanne): « Nous avons plus de liberté, mais pour mieux nous fondre dans l’uniformité»(p. 102).
George Sinclair (A call for a Philosophy of Engineering in Techn. & Cult. 18: 685-9,1977) a donc été entendu de l’autre côté de l’Atlantique. Encore faudra-t-il le relire attentivement, et notamment les deux phrases suivantes: « The missing philosophy is the philosophy of engineering »… « The engineers and the humanists have ignored each other for too long, and the gap between them will not be closed without a great deal of cooperative effort ».
J. C. Baudet