D’abord, en histoire économique et sociale, l’histoire de l’ingénieur (agent de développement industriel d’une part, élément de hiérarchisation sociale, d’autre part) n’a peut-être pas reçu l’attention qu’elle mérite. Quand a-t-on commencé de se soucier de la formation des ingénieurs? Quand leur a-t-on accordé certains droits? Les réponses à ces questions n’éclaireraient-elles pas certains chapitres de l’histoire politique même? Pour être légèrement plus précis, n’y a-t-il aucune signification socio-politique au fait qu’une législation prévoie une catégorisation des ingénieurs, avec la stratification sociale que cela implique nécessairement? N’est-ce pas en soi intéressant, digne de l’attention de l’historien et du sociologue? Vignolle (1973), par exemple, mais sans la perspective historique qui aurait élargi considérablement la portée de son étude, analyse comment les écoles d’ingénieurs françaises préparent les élèves à la position qu’ils occuperont dans la division sociale du travail. Il note, fort justement, que l’idéologie égalitariste « a donné lieu à l’émergence d’un nouveau principe de légitimation des hiérarchies. Il s’agit (…) de socialiser des élèves ingénieurs aux conditions de l’exercice de leur rôle supposé de dirigeants ( … ) principe nouveau de la légitimation du pouvoir par la compétence ou le savoir ». Et plus loin, il précise: « Par rapport aux techniciens supérieurs, aux universitaires de formation scientifique (les ingénieurs) doivent pouvoir faire figure de généralistes aptes à dominer l’ensemble des problèmes qui se posent dans tous les secteurs d’une grande entreprise moderne, qu’ils soient scientifiques, technologiques, économiques, ou sociaux. C’est là ce qui constitue leur spécificité, leur confère leur valeur sur le marché du travail, et les prédispose à occuper des postes hiérarchiques élevés ».
Bien des problèmes de l’histoire économique et sociale seront éclairés de nouvelle manière quand l’on tiendra mieux compte de l’activité des ingénieurs. Non pas des grands inventeurs (Watt, ou Gramme n’étaient d’ailleurs pas ingénieurs au sens contemporain du terme), mais de tout ce monde de plus en plus nombreux de spécialistes qui permirent le développement de l’industrie. L’on s’étonne par exemple du retard d’un pays, d’une région sur le chemin de la Révolution industrielle. Réponse (partielle): comment y formait-on les ingénieurs? L’on s’étonne, autre exemple, du succès colonisateur de tel pays. Réponse (également partielle): comment favorisait-il le départ de ses ingénieurs vers les territoires d’outre-mer?
Dans un autre ordre de préoccupations, l’histoire de la formation des ingénieurs, c’est l’évidence, peut contribuer à réajuster les institutions actuelles, à réadapter les méthodes pédagogiques contemporaines. Des questions aussi délicates que le dosage entre formation mathématique et pratique, les relations enseignement et industrie, la nécessité du recyclage des diplômés, n’auraient-elles rien à attendre de l’histoire?
Il est, enfin, un troisième axe de recherche que notre sujet pourrait contribuer à déblayer. Celui de l’impact psychosocial du développement contemporain de la technologie. Une approche, par exemple, du problème de l’attrait (ou du contraire) du monde technicien sur les hommes d’une époque et d’un pays, serait d’étudier l’évolution des effectifs des écoles d’ingénieurs, de tenter de cerner l’image que se font de la profession d’ingénieur diverses couches de la société. Recherche aux implications politiques évidentes. Signalons au passage (car, heureusement, le domaine a quand même déjà attiré quelques chercheurs) deux ouvrages essentiels, bien que de qualité inégale: Perruci et Gerstl (1969) et De Smet (1978).