RECENSIONES
Charles A. REED, Editor (1977) Origins of Agriculture.
Mouton Publishers, The Hague, Paris, 1013 p.
L’histoire de la technologie serait bien partielle si elle limitait son objet à ces techniques de la matière inanimée qui ont produit, sous la forme désormais omniprésente de la Machine, ces progrès les plus spectaculaires de notre siècle, sinon les plus déterminants. L’étude historique de la technologie doit déborder le cadre du purement mécanique : la maîtrise des contraintes biologiques (agriculture et médecine), la domination des exigences psycho-sociales font partie du projet technicien. Et c’est pourquoi le livre de Reed retiendra l’attention de ceux qui tentent de décrire et de comprendre l’aventure humaine en tant que réaction de l’homme sur son milieu. L’agriculture est certes le premier système technique important construit par l’humanité : le livre que nous présentons fait le point des connaissances sur cette véritable révolution.
Publié à la suite du IXème Congrès international des Sciences anthropologiques et ethnologiques, ce livre, suivant une formule très souvent adoptée, surtout d’ailleurs chez les Anglo-saxons, rassemble des articles de nombreux spécialistes. Ces articles sont répartis en cinq sections : Principes généraux ; concepts de portée mondiale ; les débuts de l’agriculture dans l’ancien monde ; les débuts de l’agriculture dans le nouveau monde ; conclusions. Formule qui a souvent été critiquée car elle apporte à l’ensemble une certaine hétérogénéité, et parfois des répétitions inutiles, mais formule qui a fait ses preuves, vu la nécessité contemporaine de concilier spécialisation et rapide diffusion des résultats. Du reste, l’introduction et surtout le très long chapitre de Reed qui clôture l’ouvrage forment une excellente synthèse de la question. L’auteur y pose les bases d’une théorie générale des débuts de la domestication des plantes et des animaux, sans omettre de souligner les points d’interrogation qui subsistent dans ce vaste problème.
Au fait, quand est apparue l’agriculture ? En considérant les preuves archéologiques actuellement connues (les dates absolues sont donc peut-être encore antérieures), on a comme anciennetés établies : Proche-Orient : 10.750 ans (mouton), Asie du Sud-Est : 8.000 ans (riz et taro), Chine du Nord : 6.000 ans (millet et porc), Méso-Amérique : 9.300 ans (Cucurbita sp.), Pérou : 7.000 ans (gourde et haricot). On ne peut s’empêcher de spéculer en considérant ces dates, relativement contemporaines à l’échelle chronologique de la préhistoire. Ces avènements, dispersés dans le monde (rappelons-nous les théories vaviloviennes sur la dispersion des plantes cultivées), furent-ils indépendants ? Et, dans l’affirmative, quelles furent les facteurs qui incitèrent, en différents endroits de notre globe, les différentes races à entreprendre les mêmes gestes, les mêmes séries de gestes imposés par la production agricole ? Et pourquoi d’ailleurs avoir choisi la voie, dure, incertaine, rebutante semble-t-il, de l’agriculture alors que la chasse et la cueillette semblent activités bien plus attrayantes ? C’est tout le problème des commencements. Et l’on voit que les nombreux documents et les intéressantes hypothèses accumulés dans ce livre posent les inévitables questions de toute enquête un peu serrée sur n’importe quel aspect du progrès technique. Ce que l’on retiendra, peut-être, c’est que dans le milieu offert à l’homme, celui-ci a choisi (que de tâtonnements dans ce choix, qui n’eut certes rien de délibéré) les éléments qui lui conviendront. Du milieu végétal, il a extrait les Graminées, et plus précisément encore celles qui deviendront les céréales, c’est-à-dire ces Graminées au rachis fragile (dissémination rapide des graines) mais dont le génotype pourra muter facilement vers des types à abscission bloquée, permettant une récolte abondante. Et l’on note en passant que l’homme a bâti sa civilisation sur la sélection de gènes semi-létaux, que c’est en somme sur la maladie, sur une erreur de la nature, qu’il a construit son pouvoir. Du milieu animal, il a extrait ces mammifères sociaux à biochimie digestive si particulière que sont les ruminants, utilisateurs de cellulose par l’intervention de la flore bactérienne du rumen, et assez peu exigeants en matières azotées. C’est avec les bovidés et les céréales que l’homme, il y a quelques millénaires, a modifié le monde, a amélioré, comme on dirait aujourd’hui, la qualité de sa vie. N’est-ce pas là un sujet d’importance ? Et ne fallait-il pas, pour rassembler les données récentes sur la question, un livre comme celui de Reed ?
Du reste, la préoccupation resurgit. Les botanistes, longtemps peu soucieux des plantes cultivées, comme si l’intervention humaine diminuait l’intérêt de leurs études, commencent aujourd’hui de s’interroger sur les divers aspects (taxonomiques, génétiques, physiologiques…) de la domestication des plantes, et la collaboration avec l’agronome s’établit enfin ; le montrent assez d’importants ouvrages récents, ceux de Harlan, de Zeven et Zhukovsky, de Simmonds…
Pourquoi ce soudain intérêt, sinon pour répondre à la demande de nombreux pays qui, n’ayant pas adapté leur effort de production agricole aux impératifs de leur démographie, s’alarment maintenant et espèrent les secours de la phytotechnie et de la génétique appliquée. Une question académique, les origines de l’agriculture ? Certes non. Il s’agit de déterminer les espèces voisines des plantes cultivées, de découvrir leurs aires de distribution, et d’exploiter, pour la synthèse de nouveaux cultivars à haute productivité, le pool génétique encore disponible.
Et ainsi, par ce livre, il se fait comme un rapprochement entre les techniques les plus primitives de l’humanité et les méthodes les plus élaborées de la technologie agronomique contemporaine…
J.C. Baudet