1984 – 7(4)

Gilbert HOTTOIS (1984)
Le signe et la technique. La philosophie à l’épreuve de la technique. Aubier Montaigne, Paris, 222 p.

Un très beau livre, et très important, dont il faut espérer qu’il achèvera de déclencher le mécanisme (très complexe, et où le Prof. Hottois a joué un rôle: voir Annales de l’Institut de Philosophie de l’ULB, 1983) par lequel les philosophes sont requis par la technologie. Alors que « pour la tradition philosophique dominante, la technique est un sujet suspect. Suspect parce que supposé méprisable, indigne de l’attention soutenue du philosophe et ne méritant surtout pas de devenir le centre d’une discipline philosophique au même titre que la philosophie du droit, la philosophie des sciences »(p. 17).

La densité de cet ouvrage ne me permet pas d’en réaliser une critique satisfaisante en quelques phrases. Disons quand même que la pensée de Gilbert Hottois se développe à la suite de résultats obtenus dans le cadre de ses travaux de thèse doctorale (L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, 1979). En deux mots (et d’une façon, je m’en excuse, un peu caricaturale), il s’agit de voir que le discours philosophique ayant perdu son statut privilégié au profit du discours techno-scientifique, les philosophes se réfugient dans l’étrange volupté des phraséologies. Voici un très bon résumé de cette thèse et qui, disons- le en passant, dévoile un aspect quasiment affectif (le « souverain déchu ») de la constatation: « La prolixité illimitée de cette philosophie n’est que le revers de son impuissance à dire et à reconnaître le secret de son impuissance: la réalité universelle de la technique qui a brisé la demeure symbolique de l’homme et du même coup le privilège du philosophe, souverain déchu de cette demeure ». Cela fait toujours mal de perdre un privilège, et l’on peut au moins, quand on a perdu les choses, garder les mots … Et discourir sans fin, espérant faire illusion, avec le pauvre secours de la sophistique, qui ne trompe personne, en tout cas pas ceux qui se soucient moins des distinguos subtils que de la saine logique et que de la (dure) réalité.

Mais, à partir de là, Mr Hottois se livre à une très pénétrante et très intéressante analyse de la technique, dont il prétend qu’elle n’est pas de l’ordre du symbole (d’où le titre de l’ouvrage), alors que la nature de l’homme (d’après l’auteur) serait « logo-théorique ». Bien que le résumé que je suis contraint de faire pourrait inviter à croire que l’on en revient simplement à l’opposition entre, disons, la matière et l’esprit, je voudrais dire combien le présent livre est riche. Cependant, je ne suis pas toujours d’accord avec l’auteur dans tous ses développements, mais Mr Hottois (qui n’est pas Jacques Ellul) n’est pas un auteur que l’on réfute en quelques mots.

Tout de même, c’est la conclusion qui importe, et là je ne peux plus le suivre du tout. J’avoue une franche déception à la lecture des derniers chapitres. Car Mr Hottois est conduit à traiter du problème éthique (comme l’annonçait le titre « Ethique et Technique » du volume précité des Annales). Je crois pouvoir résumer sa position morale par ces deux phrases: « il convient de promouvoir uniquement les possibles techno-scientifiques qui ne risquent pas d’altérer gravement et irréversiblement, voire de supprimer la capacité éthique de l’humanité »(p. 171), « l’amour (…) est la seule source d’une certaine lumière ( … ) lorsque les phares du symbole et du discours se sont éteints » (p. 187).

Et l’auteur en vient à prôner un « humanisme sans illusion », Pourquoi ? Je questionne en usant du sens philosophique et fort de « pourquoi ». Faut-il vraiment sauvegarder la capacité éthique de l’humanité, et qui en détiendra les critères?

Les philosophes savent tout de même bien que c’est la relativité des valeurs morales qui révèle leur non-valeur ! Si l’homme est bon, il faut éviter qu’on l’atomise. Mais s’il est mauvais? N’est-il pas dans ce cas moral, comme disait Voltaire, de débarrasser la Terre « des coquins qui en infectent la surface » ?

Et puis l’amour! Nous voici entraînés de la technologie à la théologie … Enfin, et surtout, cette expression attrayante mais vaine d’humanisme sans illusion … La pensée contemporaine n’a-t-elle pas fait le sort qu’elle méritait à l’illusion humaniste? Humanisme sans illusion: contradiction dans les termes. Mais peut-être Mr Hottois a-t-il voulu montrer que tout projet éthique est, ontologiquement, contradictoire …

Je ne suis donc pas d’accord avec la conclusion de ce livre, mais j’en recommande néanmoins la lecture. Le moindre profit de celle-ci ne sera pas la consultation d’une bibliographie assez bien dressée, où abondent les ouvrages américains.

J. C. Baudet

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