1984 – 7(4)

Les techniciens (je le regrette pour Mr Ellul) appellent cela très exactement « faire des phrases », et en effet n’est-ce pas « creux » que de découvrir que la technique modifie l’homme dès lors que l’on a admis que « la technique est un milieu » ? Si la technique est le nouveau milieu de l’homme (c’est la grande découverte ellulienne), il n’est que trop évident qu’elle agira sur lui. La nature (l’ancien milieu de l’homme) n’est ni plus ni moins neutre: elle a aussi ses orientations, ses conditions de fonctionnement, etc … Et d’ailleurs, que veut dire « neutre » ? Si l’on se hisse au niveau du concept (comme aiment à dire les philosophes), ce mot est totalement vide de sens: il n’y aurait que le non-être – et encore – à pouvoir être « neutre ». Ce n’est pas parce qu’un mot est utile en grammaire ou en politique que les philosophes peuvent en faire impunément une catégorie (relire, par exemple, Louis Rougier). Un peu plus loin (est-ce de la candeur ?) Mr Ellul a ce bon mot: « les spécialistes des valeurs (théologiens, philosophes, etc .. .) ». Outre que l’on est heureux d’apprendre que les philosophes sont spécialistes de quelque chose, il y a dans cette étonnante expression soit une prétention exorbitante ( MM. les licenciés en philosophie et lettres = spécialistes des valeurs !), soit une inquiétante imprécision (que recèle donc ce « etc » : les hommes politiques, les chefs syndicaux, les mères de famille ?).

Plus loin encore, Mr Ellul décrit la « morale technicienne » dont il analyse l’apparition dans notre société et qui « refoule dans le domaine du gratuit et de l’inefficace ce qui permettrait de donner un sens à la vie de l’homme ». Ce que cette nouvelle morale qu’Ellul abomine refoule, ce sont « les autres conduites (de gaspillage, d’inefficacité, de gratuité, de paresse), les autres valeurs et les autres vertus (humour, fidélité, bonté, etc …) », Est-ce vraiment avec le gaspillage, « les autres valeurs », la bonté, etc., que l’on donne un sens à la vie? C’est trop, ou trop peu !

Et enfin, bien sûr, Mr Ellul se risque à des « propositions pour une éthique ». Voilà ce que ça donne: il faut construire (revenant notamment à Bergson, qui est cité, et à Rousseau, non nommé mais partout présent dans l’œuvre ellulienne) une « éthique de la non puissance ». J’aurais mis un trait d’union, mais qu’importe. D’ailleurs l’orthographe est sans doute à refouler dans le domaine du gratuit et de l’inefficace. Que signifie cette éthique? Voici le raisonnement qui y conduit, et que je crois utile de décortiquer ne fût-ce qu’en guise d’exercice de compréhension d’un texte que certains prétendent « d’un haut niveau ».

1° « il n’y a plus de projet, ni de valeurs, ni de raisons, ni de loi divine qui serait de l’extérieur opposable ». Fort bien. L’intelligentsia occidentale sait cela depuis Nietzsche (ou Protagoras d’Abdère ?).

2° « il faut donc s’attaquer à l’intérieur ».

Fort bien toujours. Application correcte du principe du tiers exclu: ce qui n’est pas à l’extérieur est à l’intérieur.

3° il faut donc « affirmer l’impossibilité de vivre ensemble, et même probablement de vivre tout court, si on ne pratique pas une éthique de non puissance ».

Deux sophismes en une phrase ! La pétition de principe (il faut affirmer …, c’est vite dit !) et l’assertion gratuite: est-il vraiment impossible de vivre si on ne pratique pas, etc ? Cela n’est-il pas précisément « l’évasion dans le religieux, le mystique », qu’Ellul dénonce ailleurs dans cet article, que d’affirmer avec tant de conviction des préceptes de vie? Est-ce que cet auteur fécond prend la peine de se relire? Je crains bien que non quand je constate de telles incohérences. Mais la logique est sans doute aussi à refouler dans le domaine du gratuit et de l’inefficace.

Eh bien non, cette morale « de la non puissance » ne me paraît pas mieux fondée qu’une autre. Il est bien naïf de dire qu’il est impossible de vivre hors des préceptes elluliens quand plusieurs milliards d’hommes et de femmes sont nos contemporains (d’ailleurs quelque peu encombrants, j’ajoute ceci parce que Mr Ellul se réfère aussi à la convivialité d’Illich), et dont la plupart je crois n’ont pas connu le plaisir d’étudier les livres et les articles du professeur de l’Université de Bordeaux.

D’autre part, mais ceci est secondaire, pourquoi ce raisonnement qui commence si bien et qui finit si mal? Puisqu’il faut « s’attaquer à l’intérieur », pourquoi ne pas poursuivre le raisonnement dans cette voie? Quel rapport entre l’intérieur et la « non puissance » ?

Et puis, où cela mène-t-il ? Continuons. «Chaque fois que le scientifique et le technicien sont incapables de déterminer avec la plus grande précision et certitude les effets globaux (souligné par l’auteur) et à longue échéance d’une technique possible, il faut immanquablement refuser d’engager le processus de cette technique ».

Quelle pauvreté! Nous rejoignons cette fois la morale des Cathares: en termes modernes, cela revient à dire qu’il ne faut plus faire d’enfants car un de ces jeunes bébés joufflus et souriants pourrait bien devenir – à longue échéance – un nouvel Hitler !… Continuons encore. Mr Ellul nous fait part de sa grande découverte: « l’homme est aliéné dans le système technicien qui a substitué la fatalité technicienne à l’ancienne fatalité naturelle ». Et alors? Cela est bien exact, mais quel intérêt présente l’affirmation d’une telle banalité? Nous ne mourrons plus de la peste bubonique, nous mourrons d’un cancer provoqué, non par des bactéries aimablement « naturelles », mais par la lente intoxication due aux méchants agents « industriels » de la pollution généralisée (et due, au fait, à ces hommes et à ces femmes avec lesquelles il s’agit de vivre suivant la morale ellulienne). Et alors? Nous mourrons quand même, semble-t-il.

Encore une perle révélatrice: « Une société humaine n’existe que par des négociations nécessaires de positions contradictoires. Or, par exemple la décision assistée par ordinateur exclut la Négociation ». C’est ce que j’appelle une expression idéologique corporatiste d’avocat. Le N majuscle est significatif. Qu’est-ce que le monde va devenir si l’ordinateur envoie les avocats, grands spécialistes de la Négociation, au chômage?

Et, in fine, l’objectif ultime de la morale « de la non puissance » est ainsi défini par Mr Ellul : réduire « la technique à n’être rien de plus que productrice d’objets aléatoires et insignifiants ». Oserais-je ajouter: comme les articles du Prof. Ellul?

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