1978 – n°4 – décembre

L’apparition de l’écriture semble liée à divers facteurs, et il a fallu un ensemble de circonstances favorables pour que soit assurée la réponse à des besoins spécifiques. Dans quelles conditions naît et se développe une culture scripturaire ? Quelles sont les motivations psychologiques ou autres qui provoquent l’apparition d’un système d’écriture ? L’homme, confronté à des problèmes précis, tente de les résoudre au mieux, par tâtonnements successifs. Il perfectionne ses approches. Il se spécialise. Dans une économie de subsistance, l’individu est polyvalent, et, généralement, il subvient seul à ses besoins essentiels, comme à ceux de son groupe familial. Rares sont les spécialistes tels que forgerons, guérisseurs ou devins, auréolés d’ailleurs fréquemment d’une réputation de magicien. La technique, aux yeux des profanes, semble souvent magie. Par la magie, en effet, l’homme tente d’agir sur les êtres et les choses. Il cherche à dominer la matière, à soumettre son environnement à son pouvoir. Le magicien est probablement le premier spécialiste qui a trouvé les solutions efficaces aux problèmes. Le scribe sera donc « le » spécialiste. Il assure, grâce à l’outil spécialisé qu’est l’écriture, une technique de conservation indispensable à une organisation commerciale qui, sans l’écriture, est condamnée à végéter. Il assure, dans un système politique centralisé, la présence de l’autorité : recensement, payement du tribut, lois et exercice de la justice. Il assure, enfin, un rôle capital auprès des spécialistes du sacré, désireux de conserver fidèlement leurs formules rituelles. Ce n’est que petit à petit, en fonction de l’augmentation quantitative des groupes humains, que s’est accrue la spécialisation individuelle. Mais, particulièrement stables, les techniques magiques perdurent. Dans bien des coins du monde, l’écriture est encore aujourd’hui considérée comme une technique magique, un procédé efficace par lui-même, indépendant de son contenu. Chez les musulmans, une sourate copiée sert d’amulette. Chez les juifs pieux, le phylactère porté sur soi a une vertu bénéfique. La magie scripturaire renforce et complète la magie verbale. Toutes deux jouent un rôle capital : conserver l’acquis traditionnel. La tradition, sans cesse menacée de disparition, est objet de soins particuliers. La période préscripturaire se caractérise par l’importance donnée à la tradition, au reçu intangible, immuable, codifié par le groupe. Le patrimoine est inconsciemment thésaurisé. Chez certains peuples, on recourt à des spécialistes, comme les mémorialistes du Rwanda. Mais il faut reconnaître que la mémorisation institutionnalisée n’est pas générale.

L’empirisme pragmatique

Il est, je crois, utile de rappeler combien Marcel Mauss (1923) insistait sur le « fait social total ». Le langage est assurément un phénomène social total. On se bornera ici aux caractéristiques essentielles de l’échange oral, et l’évolution historique de l’oralisme vers le scripturaire sera résumée en quelques grands traits. Si on analyse la nature de la communication verbale selon le schéma classique de Jakobson (1963), on retiendra les principaux facteurs constitutifs de tout échange linguistique : un émetteur envoie un message à un destinataire. Ce message se rapporte à un contexte. Il requiert un code commun aux deux « allocutaires ». Dans la comparaison entre l’oralisme et le scripturaire, il faut mettre en évidence les traits distinctifs : entre l’émetteur du message oral et le destinataire, le contact est immédiat. Dans le scripturaire il est médiatisé par le support de l’écriture. La présence effective des protagonistes favorise leur interaction réciproque. L’émetteur entérine les réactions du destinataire et adapte son message en conséquence. Si le contact humain est favorisé dans l’oralisme, il en va autrement dans le scripturaire où l’on use d’autres procédés pour renforcer le contact. Il y a pourtant des inconvénients inhérents à l’oralisme : outre la plasticité du message, ses limites dans le temps et dans l’espace (verba volant), l’émetteur risque d’investir une confiance excessive et d’attribuer à la parole une force quasi magique. La forme du message est partiellement conditionnée par l’oralisme. Il y a une structure typique que l’on peut aisément observer : le message oral est redondant et rythmiquement marqué, pour des raisons mnémotechniques. Il est volontiers citationnel et sentencieux, parce qu’il s’appuie sur la tradition. Il est souvent impersonnel et globalisant, de par la situation de contact immédiat. Par contre, le message scripturaire rejette la redondance pour des raisons d’économie. Il favorise l’exactitude et la rigueur. Il suscite l’émergence de l’individualisme : le scribe est solitaire de par la nature même de son activité. Le code révèle un stade de développement de la pensée. Par exemple, les quelque quatre cents langues bantoues, parlées par près de cent millions de personnes, ont rarement plus de vingt adjectifs. Cette fréquence extrêmement faible semble prouver une faculté peu exercée à qualifier, bien que les aspects de la réalité soient différenciés d’autre manière : lexèmes diversifiés, verbes au relatif du type « une pierre qui est blanche », etc. La quantification, elle aussi, est limitée par l’absence de termes adéquats. Les numéraux ne visent pas nécessairement à la précision. Au-delà de la centaine, on utilise le terme « beaucoup ».

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