Pour mesurer à quel point Spuller, en ces derniers jours de 1870, se berçait encore d’illusions, relisons les quatre derniers mots de sa lettre : Vive la République universelle ! A ma connaissance, cette locution de république universelle n’a eu cours que fort peu de temps, entre le 4 septembre 1870, jour de la proclamation de la république, et la capitulation de Paris ; encore est-elle peu souvent mentionnée. C’est ainsi qu’un des ballons partis de Paris, ultérieurement réutilisé par les frères Tissandier, portait ce nom (Tissandier, 1871 : p. 100- 104) ; de même, c’est pour porter secours à la République universelle que Garibaldi et ses volontaires sont entrés en France ; enfin, un tract bilingue signé par Bonvarlet, puis emmené par le Victor Hugo pour être lancé en grand nombre du haut des airs, se terminait par les mêmes mots que la lettre de Spuller, après s’être exprimé au nom de la République des Etats-Unis d’Europe. Dans l’esprit de ses promoteurs, la république universelle signifiait, j’imagine, que la république proclamée en France allait, par la victoire sur la Prusse, se propager dans toute l’Allemagne, et de là dans les autres pays d’Europe. On sait ce qu’il en est advenu. Mais à défaut de réussir en 1871, on peut estimer que ce scénario ne s’est pas trop mal concrétisé par étapes, via 1918 et 1945 ; tardive revanche pour Eugène Spuller.
Cette histoire s’achève sur une note drolatique (Debuchy, 1973 : p. 15, 94-97, 409). Depuis le début de la guerre, la Prusse infligeait à la France, dans tous les domaines, une sévère leçon d’organisation et d’efficacité; dans tous les domaines, sauf un : celui des aéronefs, où la carence prussienne était totale. Il est permis de douter qu’en apprenant le premier envol d’un ballon français depuis la ville encerclée, Bismarck se soit écrié : « Ce n’est pas loyal ». Mais son dépit s’est manifesté par la menace de juger selon les lois de la guerre toute personne qui, ayant choisi la voie des airs pour quitter Paris, tomberait aux mains de l’armée allemande ; cette menace ne fut d’ailleurs mise à exécution que sous la forme bénigne d’une détention jusqu’à la fin des hostilités. De son côté, Krupp parait au plus pressé en livrant aux assiégeants des « mousquets à ballon », petits canons à crosse, faciles à manœuvrer et à transporter ; l’effet de cet engin fut essentiellement psychologique, en accentuant la tendance fâcheuse aux vols nocturnes, malgré les protestations véhémentes de Nadar et Fonvielle. Les Prussiens décidèrent alors de frapper un grand coup en s’équipant à leur tour, non pas de ballons postaux sans intérêt pour eux, mais d’un ballon d’observation. Leur virginité en matière aéronautique les contraignit de s’assurer les services d’un Américain de réputation douteuse, qu’ils chargèrent de trouver le ballon. Sentant confusément qu’il serait malséant de prospecter le marché français, notre homme se tourna vers les Anglais, vers le meilleur Anglais en la matière, vers Coxwell ! Le lecteur sait, mais on ne savait guère à l’époque, pourquoi l’excellent ballon qui avait si bien servi Coxwell en tant d’occasions était indisponible. Coxwell ne put proposer qu’un ballon de rebut, tellement délabré qu’on ne parvint jamais à le gonfler. De guerre lasse, on congédia l’Américain, qui vint aussitôt offrir ses précieux services à la délégation de Bordeaux. La fin des hostilités dispensa la Prusse d’étoffer plus avant sa flotte aérienne si bellement inaugurée. Ainsi, la vaine tentative de Spuller pour rentrer à Paris eut au moins un résultat concret, celui de couper l’herbe sous le pied de l’adversaire (Fonvielle, 1871 : p. 107-108).
Comme annoncé en débutant, je me tourne à présent vers un autre épisode tiré de la correspondance de Catalan. Voici qu’entre en scène le dieu fatigué de ce temps crépusculaire, Louis-Napoléon Bonaparte, ci-devant Napoléon III.
Catalan n’aimait pas plus Napoléon III que les autres souverains de France. Après avoir mené grand tapage contre le coup d’Etat du 2 décembre et refusé de prêter le serment de fidélité, il continua jusqu’à sa mort à parler de Bonaparte en termes corrosifs (le grotesque et sinistre malfaiteur) et à se délecter d’épigrammes cinglantes, telle l’inévitable insinuation de bâtardise: « A coup sûr Beauharnais ; peut-être Verhuel » (Catalan, 1892: p. 97).
Or, en septembre 1871, Catalan reçut les deux lettres suivantes (n° 392 et 393).
Spa, le 6 septembre 1871.
Monsieur le Professeur,
Ayant eu l’honneur de recevoir votre lettre du 4 ct, je m’empresse de vous faire savoir que l’Empereur se trouve à présent à Carlsbad, ou l’Impératrice compte faire une cure de plusieurs jours. S.M. a regretté bien vivement ne pas vous avoir trouvé à Liège ; il tenait beaucoup à connaître personnellement le professeur dont il apprécie le haut mérite.
Permettez-moi, Monsieur le Professeur, de saisir cette première occasion
pour vous offrir l’assurance de toute ma considération.
F. de BRITTA
Spa, le 25 septembre 1871.
Monsieur le Professeur,
Je m’empresse de répondre à la question que vous avez bien voulu me faire : l’Empereur restera probablement à Carlsbad jusqu’au 24 ct. Agréez, Monsieur le Professeur, l’assurance de toute ma considération.
F. de BRITTA
Reprenons les faits dans l’ordre chronologique.
- Le prince Louis-Napoléon, de passage à Liège peu avant le 4 septembre
1871, s’est rendu au domicile de Catalan dans l’espoir de rencontrer celui-ci. - Absent ce jour-là, Catalan a tenté d’entrer en contact avec son visiteur par une lettre datée du 4 septembre, d’après des indications laissées à son domicile.
- Ce contact n’était plus possible, en raison du départ de Louis-Napoléon et
d’Eugénie pour Carlsbad, ainsi que l’écrivait de Spa, le 6 septembre, en
réponse à la lettre de Catalan, un certain F. de Britta. - Catalan s’est enquis auprès de Britta, par une lettre envoyée entre le 6 et le 15 septembre, de la durée du séjour à Carlsbad. La réponse de Britta ne laissait à Catalan d’autre ressource que d’en rester là, faute de temps et d’une adresse précise à Carlsbad.