1983 – 6(3)

Genre dédaigné, et aux limites ni claires ni distinctes, donc. Cela se retrouve-t-il en ce qui concerne l’histoire des sciences [[ Une fois pour toutes, signalons que nous utilisons le terme « histoire des sciences » pour faire court. Nous préfèrerions le terme, plus adéquat pour désigner notre discipline: « histoire et philosophie de la science et de la technologie». Il y a encore des historiens qui ne savent pas que l’histoire ne trouve la justification de son labeur érudit que si elle débouche sur les problèmes éternels de la philosophie (l’histoire n’est-elle pas encore, pour certains, un genre littéraire ?). Et il y a encore des historiens des sciences qui ne savent pas que l’étude de l’évolution de la science est impossible sans prendre en compte l’évolution technologique … ]] ?

Dans l’establishment scientifique et industriel[[ Il existe un establishment scientifique et industriel comme il existe un establishment littéraire et culturel. La culture, en effet, est aux lettres ce que l’industrie est à la science, à la fois source et réceptacle. L’écrivain produit des idées qui seront transposées, modulées et diffusées par la culture, comme le scientifique découvre des faits qui alimenteront l’innovation technologique, moteur de l’industrie. L’ingénieur industriel transpose les connaissances scientifiques dans le monde de la production en grandes séries, comme le cinéaste, le journaliste et le réalisateur TV, véritables ingénieurs culturels, transposent la création littéraire dans le monde de l’imaginaire quotidien, celui du chaud biznesse et des masse-médiats.]], l’histoire des sciences est tolérée – surtout sous la forme hagiographique. Il ne saurait naître de dédain, dans le monde contemporain de la science, pour une activité intellectuelle à la fois rationnelle et non-utilitaire. Et l’on a donc le respect qui convient pour l’histoire des sciences, comme l’on vénère le travail des sigillographes et celui des étruscologues. La science « pure » est la science par excellence, et tant mieux si aucune application pratique n’est envisageable. C’est sans doute ce qui sauve l’histoire des sciences, car il paraît bien certain que l’on ne saurait rien attendre, économiquement, d’une meilleure connaissance de l’œuvre d’Apollonius de Perga ou de Théophraste de Lesbos.

Mais, cela dit, le monde savant trouve généralement préférable que des efforts soient destinés à faire progresser telle discipline plutôt que l’histoire de cette discipline, et un physicien sera toujours plus apprécié qu’un historien de la physique.

D’autre part, il faut noter que l’histoire des sciences – comme la science-fiction – est assez mal définie. Nous avons, très superficiellement, abordé déjà (Baudet, 1981, 1982) cette question de définition, et nous pourrions dire (c’est, précisément, vrai aussi de la science-fiction, concept dont le terme est un couple) que le problème résulte des multiplicités d’acceptions des deux composants: histoire et science.

Le parallélisme que nous constatons entre HS et SF nous paraît intéressant. Parce qu’il s’agit d’activités quelque peu marginales, elles sont relativement multiformes, et les efforts respectifs de la critique littéraire et de l’épistémologie n’ont pas encore abouti à décanter leur quintessence.

Cela est intéressant, mais du domaine, en somme, de ce que l’on pourrait appeler le pittoresque de l’activité intellectuelle. A notre avis, il y a plus.

L’histoire des sciences, quelle que soit la définition que l’on finira par adopter, s’occupe du passé de la science et des techniques ou, plus exactement, extrapole, à partir des connaissances et des procédés actuels, pour comprendre ce que pouvaient être les connaissances et les procédés anciens. L’histoire des sciences est l’étude rationnelle du progrès.

La science-fiction est certes un domaine littéraire mal circonscrit, mais l’anticipation est, cela est très généralement admis, l’élément central de cette zone du travail des écrivants. Par exemple, pour médiocre qu’elle soit, la tentative de définition d’Amis (1962) est utilisable: un ouvrage de science-fiction est un récit en prose traitant d’une situation qui ne pourrait se présenter dans le monde que nous connaissons, mais dont l’existence se fonde sur l’hypothèse d’une innovation quelconque d’origine humaine ou extra-terrestre, dans le domaine de la science ou de la technologie. C’est l’idée d’anticipation « scientifique ». La science-fiction est ainsi l’étude imaginative du progrès futur. On voit ou l’on arrive. L’HS et la SF, toutes deux, ont le progrès pour matière. L’une est la manière de l’homme de science, l’autre est la manière de l’homme de lettres de s’intéresser au progrès. Là se trouve la complémentarité que nous annoncions, et qui mériterait une étude approfondie que la présente note n’a pour ambition que de situer.

Le progrès, et plus précisément le progrès scientifique et technique, est une notion qui provoque deux méditations. Celle du rationnel, qui cherche à comprendre son mécanisme, et tente d’écrire son histoire vraie. Celle de l’imaginatif, qui rêve – admiratif ou angoissé -, et tente d’écrire ses histoires possibles.

Car il est bien vrai que l’histoire des sciences est l’histoire vraie et unique du progrès, alors que la science-fiction est l’ensemble foisonnant (des milliers de textes) des nombreuses histoires possibles du progrès. Que l’imaginaire s’intéresse au futur et le rationnel au passé, cela va de soi et ne nécessite aucun commentaire.

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