1981 – 4(2)

Histoire des techniques ou de la technologie?

Il y a du flottement dans le vocabulaire, et nous ne reprendrons pas ici les tentatives de définition des termes technique et technologie (voir, notamment, Quintyn, 1979). Nous nous contenterons de la définition approximative et provisoire suivante.

Technique: ensemble des moyens rationnels disponibles[[ Les techniques sont des modes d’appropriation du monde: le ciel est à qui sait voler (de Beauvoir, 1944.)]] pour atteindre un des objectifs de l’existence humaine. Par exemple, la médecine est la technique formée de l’ensemble des moyens de conservation de la santé physiologique, l’usinage est la technique formée de l’ensemble des moyens de mise en forme des matériaux solides par enlèvement de copeaux, la distillation est la technique formée de l’ensemble des moyens de séparation des mélanges liquides homogènes utilisant une ou plusieurs vaporisations, la paléographie est la technique formée de l’ensemble des moyens de déchiffrement des écritures anciennes, etc.

Technologie: ensemble des techniques.

Ces deux définitions étant proposées, que signifie l’hésitation : histoire des techniques ou de la technologie?[[ Les questions de vocabulaire se compliquent encore (à moins qu’elles ne s’éclaircissent) quand on prend en considération les usages anglo-saxons. Il est indéniable que l’usage actuel, en français, du mot technologie vient partiellement d’une contamination par l’anglais (Saint-Sernin, 1976). ]].

Il faut distinguer une simple question d’usage et un problème de fond. La question d’usage: les deux grands ouvrages français sur le sujet (Daumas, 1962; Gille, 1978) utilisent l’expression « histoire des techniques », et le terme est usuel (comme histoire des sciences, histoire des religions mais, curieusement, histoire de la philosophie). Usuel et sans discussion possible à une époque (pas tellement lointaine) où les techniques étaient considérées comme un ensemble de recettes assez peu dignes des préoccupations de l’homme de pensée (relire, sur ce beau sujet, Diderot et d’Alembert). Le pluriel « des techniques » a, indéniablement, une connotation péjorative, dans un monde où l’on profite des bienfaits de la science et des consolations de la philosophie (considérer aussi l’expression significative d’art de l’ingénieur). Mais ce n’est en somme qu’une question d’usage, et elle n’intéresse que les grammairiens. L’épistémologie discerne un problème de fond: existe-t-il une technologie qui serait un discours dont il s’agit de décrire la progressive élaboration, aventure parmi d’autres (la démocratie, le progrès social) de l’esprit du singe vertical [[ C’est la définition de l’homme que l’on trouve chez Jean Rostand (1954), qui précise: petit-fils de poisson, arrière-neveu de limace, bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice.]], ou n’y a-t-il que des techniques, procédés dont la pluralité correspondant aux divers objectifs à atteindre n’est recouverte par aucune cohérence, aucune unité intrinsèque ? On a beaucoup médité sur l’unité de la science (Fichant, 1969), l’exercice devrait être transposé à la technologie. Nous sommes assez d’avis que la technologie est une, le facteur d’unification étant la source où les techniques puisent leur efficacité, qui est la rationalité. On a pu dire que la technologie est le rationalisme appliqué [[ L’expression se trouve chez Bachelard, et s’adresse plutôt à la science. C’est que le mot appliqué n’est pas, dans l’épistémologie de l’Ecole française, utilisé dans sa pleine acception.]].
Nous souscrivons assez volontiers à cette formule, avec une réserve toutefois. Philosophiquement, il ne nous paraît pas que le rationalisme (qu’il soit, par exemple, marxiste ou néothomiste) soit prouvé, mais sur le plan méthodologique, cette définition (qui n’est donc nullement une profession de foi) bénéficie d’une réelle valeur opératoire et prédictive.

Nous sommes donc d’avis de conserver l’expression (elle est commode et l’usage doit orienter les terminologies) « histoire des techniques » mais avec le sens « histoire de la technologie ». Ce n’est pas qu’une baliverne épistémologique. L’historien « des» techniques doit savoir, au-delà du morcellement inévitable des spécialisations, qu’il participe à un effort de connaissance d’un phénomène unique, même s’il est multiforme, et qui est plus que celui du contact de l’homme « avec la matière ». Si la technologie est l’ensemble des moyens par lesquels l’homme atteint les objectifs de l’existence; l’histoire de la technologie n’est rien d’autre que l’histoire de l’homme face à ses désirs[[ Désirs. Ce mot, qu’il est impossible de ne pas rapprocher du mot péché, nous éclaire sur la suspicion ou le mépris qui s’attachent à la technique dans certaines cultures. Voir Tovmassian, 1976, qui analyse l’attitude «idéaliste-bourgeoise» face au travail, sans aller à l’essentiel, étant prisonnier d’un système de pensée qui n’incite guère à la réflexion personnelle; voir aussi Auzias, 1964, plus subtil. ]].
L’histoire de la technologie étudie le dialogue, si souvent sournoisement chuchoté, entre la
conscience de l’homme et sa corporéité.

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