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Qu’il s’agisse d’apaiser un prurit (techniques du vêtement
d’une part, et d’autre part des produits tensio-actifs), d’élever sa glycémie (techniques agro-alimentaires), de soulager la fonction thermo-régulatrice de
l’hypothalamus (techniques de construction et physique du bâtiment), c’est toujours un besoin corporel qui est à l’origine de l’activité technicienne.
Première cause d’unicité. Et qu’il s’agisse de tailler un biface ou de dimensionner l’arbre d’une turbine, c’est toujours un raisonnement hypothético-déductif
qui conduit à la solution efficace. Seconde cause d’unicité. Corporelle par ses objectifs, rationnelle par ses moyens, la technologie, si l’on ose dire, est
doublement une. Mais les techniques qui la constituent sont innombrables : les maisons cachent la ville.
Une histoire ou des histoires de la technologie ?
L’idée d’une histoire de la technologie implique un « continuisme » qui opposera à l’histoire descriptive, anecdotique, exhaustive des événements du passé
une histoire reconstruite et schématisée. Quel doit être le but de l’historien de la technologie : une histoire évènementielle ou une histoire récurrente ?
L’option épistémologique de l’unité de la technologie implique, semble-t-il, le primat d’une conception récurrente de l’histoire de la technologie. Si les
techniques sont rationnelles, les méthodes et dispositifs actuels proviennent de l’amélioration de méthodes et dispositifs anciens, et c’est cette amélioration
qui est objet d’étude, et non les machines oubliées.
Il est une autre manière de montrer qu’il existe plusieurs discours possibles qui sont autant d’histoires de la technologie. Il y a l’histoire de la technologie
faite par les historiens [8], celle faite par les
ingénieurs (ce sera souvent une histoire à tendance récurrente, au contraire de celle de l’historien, volontiers perfectionniste), celle enfin de
l’historien de la technologie [9]
Ces différentes histoires se complètent et il faut voir, le tout étant ici plus que la somme de ses parties, que
l’histoire de l’historien de la technologie est plus que la simple juxtaposition des deux autres. En particulier, c’est elle qui se souciera des
perspectives épistémologiques sans lesquelles l’histoire de la technologie ne sera que ce qu’elle est trop souvent : une chronologie illustrée par une
hagiographie (la galerie des portraits) et un catalogue (la salle des machines).
L’histoire de la technologie et les autres histoires
Nous avons cité l’ingénieur, l’historien généraliste, l’historien de l’art, l’architecte, le sociologue, le géographe et l’économiste. C’est qu’en effet il
s’impose que l’historien de la technologie consulte ces divers spécialistes. Nous ne referons pas ici l’apologie de l’approche multidisciplinaire, à ne
pas confondre avec l’impossible polyvalence. Simplement, nous voudrions rappeler cette idée (heureusement, pour beaucoup elle est évidente)
que tout problème technique doit être situé dans le temps et dans l’espace, qu’il apparaît dans un contexte socio-culturel, et qu’il entraîne des
conséquences économiques et d’organisation spatiale.
L’histoire des techniques n’est donc pas exclusivement l’histoire des techniciens et des machines. Il y a les problèmes esthétiques et urbanistiques :
l’histoire de l’art et l’histoire de l’architecture sont inséparables des techniques. Il y a les problèmes sociaux et économiques : l’histoire sociale et
l’histoire économique n’auraient pas grand-chose à étudier dans l’ignorance du fait technique.
Il reste une dernière histoire. L’histoire des sciences : les connexions sont non moins évidentes.
Je ne suis pas sûr, dans l’état actuel des cloisonnements universitaires, que tout le monde verra, de prime abord, qu’une croisée
d’ogives gothique, une fibule mérovingienne, les statuts d’une association d’ouvriers métallurgistes ou le prix du blé en 1788 sont des sujets
d’histoire de la technologie [10].
[1] prodrome d’une notice qui paraîtra dans la Biographie nationale de Belgique (NDLR).
[2] Lire, sur la question de l’urgence de publier, l’article de Gaston (1972) dans La Recherche.
[3] Les techniques sont des modes d’appropriation du monde : le ciel est à qui sait voler (de Beauvoir, 1944.)
[4] Les questions de vocabulaire se compliquent encore (à moins qu’elles ne s’éclaircissent) quand on prend en considération les usages anglo-saxons. Il est indéniable que l’usage actuel, en français,
du mot technologie vient partiellement d’une contamination par l’anglais (Saint-Sernin, 1976).
[5] C’est la définition de l’homme que l’on trouve chez Jean Rostand (1954), qui précise : petit-fils de poisson, arrière-neveu de limace, bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice.
[6] L’expression se trouve chez Bachelard, et s’adresse plutôt à la science. C’est que le mot appliqué n’est pas, dans l’épistémologie de l’Ecole française, utilisé dans sa pleine acception.
[7] Désirs. Ce mot, qu’il est impossible de ne pas rapprocher du mot péché, nous éclaire sur la suspicion ou le mépris qui s’attachent à la technique dans certaines cultures. Voir Tovmassian, 1976,
qui analyse l’attitude « idéaliste-bourgeoise » face au travail, sans aller à l’essentiel, étant prisonnier d’un système de pensée qui n’incite guère à la réflexion personnelle ; voir aussi Auzias, 1964, plus
subtil.
[8] Et autres spécialistes de formation à dominante juridique et littéraire : sociologues, économistes.
[9] Quand il existe. Il n’y en a pas, nous l’avons déjà dit, du moins de jure (c’est-à-dire avec grade et diplôme) en Belgique. D’autres pays, où le nombre d’établissements de niveau
universitaire par km² est moins élevé que chez nous, en produisent d’excellents. L’hybridation est délicate. Je ne sais plus qui disait que la médiocrité de la science des philosophes n’a
d’égale que l’inanité de la philosophie des savants. Un autre disait que l’historien des techniques parle d’histoire avec les techniciens et de technologie avec les historiens, ce qui est fort
confortable.
[10] Il faudrait étudier l’association d’idées « technologie-machine », qui révèle une conception singulièrement rétrécie (et erronée) de la technologie.
[11] Il faut aussi prendre en considération les territoires : archéologie américaine pré-colombienne, extrême-orientale, etc. Cela a son importance pour l’archéologie industrielle : est-ce uniquement de l’Occident qu’il s’agit ?
[12] Pour la position épistémologique de l’archéologie industrielle et de l’archéologie contemporaine, nous nous permettons de renvoyer à notre article : Baudet, 1979.
[13] Pendant plus de 11 ans, j’ai exercé la fonction de dessinateur d’études à ladite société ; j’y étais également délégué syndical et membre de la commission de sécurité et d’hygiène.
[14] Cet historique complètera les travaux déjà publiés sur les laminoirs de la région :
Hansotte, 1955 ; Hansotte et Hennau, 1979.
[15] Hier moet onderstreept worden, dat Prof. ir. Quintyn de uitgever is van het tijdschrift Sartonia, gewijd aan de geschiedenis van de wetenschap en techniek. Sartonia en Technologia zijn de enige Belgische tijdschriften die zich met deze discipline inlaten.