1989 – 12(1)

Homo artifex

Le Componium a une « biographie » qui ne se résume pas exclusivement au récit linéaire de ses succès et de ses vicissitudes, à la description de ses engrenages, mais derrière cet instrument se trouvent les désirs desquels il est né et les désirs auxquels il a donné naissance. Il n’est pas seulement le produit d’une spéculation abstraite, mais aussi celui de l’imagination, du rêve, du mythe [[Sur les machines dans la philosophie, voir O. MAYR, Philosophers and Machines, New York, 1976 (C.R. de E.T. LAYTON, dans Technology and Culture, t. XVIII/1, janv. 1977, p. 89-91). Le problème des implications philosophiques des multiples aspects de la technologie a fait l’objet d’une recherche bibliographique rétrospective par C. MITCHAM et R. MACKEY, dans Ibid., t. XIV/2, 2e partie, avril 1973, ce dernier ouvrage ne contient hélas aucun index. ]]. Il n’est pas seulement un ensemble technique composé de roues, de ressorts, de cames, il est aussi un véritable appareil métaphysique. Le Componium est en quelque sorte une prothèse, une projection du compositeur.

L’invention du Componium est un événement et fut ressenti comme tel à l’époque. Mais cet événement est l’aboutissement d’une longue histoire. Pour saisir le sens idéologique du moment où fut créé le Componium, il convient d’abord d’insister sur la généalogie d’un thème qui chemine dans la conscience des inventeurs depuis plusieurs siècles. Autrement dit, ce qui se fixe en 1821 comme une somme de tous les perfectionnements atteints dans le domaine de la musique mécanique, comme un manifeste de l’automatisme musical, a été rendu possible par une procédure précise qui l’a imposé au monde scientifique et musical. De ce point de vue, Winkel ne fait que réaliser techniquement et jusqu’à son extrémité théorique, une idée qui se forme et insiste depuis le début du XVIIe siècle: un automate « intelligent ». C’est donc rapporté avec quelque précision à l’évolution idéologique de ce topique que l’avènement du Componium prend toute sa signification. Dans cette épopée, aussi métaphysique qu’épistémologique ou technologique, la construction des automates musicaux, androïdes ou non, représente une étape décisive. Il faut en effet remonter à la révolution que provoqua Galilée (1564-1642) dans la conception physique du monde. L’on vit se réaliser à cette époque le modèle mécaniste qui a son principe dans l’émerveillement devant la machine. Peu à peu cette idée investit l’image du monde et la notion privilégiée qui exprime cette conception fut celle de l’horloge : un dispositif entièrement mécanique qui substitue à l’ordre des choses le mouvement d’un rouage à roues et pignons, l’énergie fournie par un poids ou un ressort, l’impulsion d’un échappement, c’est-à-dire un mouvement auto-réglé [[C’est chez Nicolas d’Oresme (c. 1325-1382) que se trouve pour la première fois l’idée que l’univers est une immense horloge fabriquée par un Dieu horloger; cette métaphore deviendra célèbre et sera reprise souvent (cf. A. UNGERER, Les horloges astronomiques et monumentales depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Strasbourg, 1931). ]]. Ainsi, l’horlogerie ne se bornait pas à apporter aux facteurs d’instruments mécaniques une technologie avancée, ainsi que nous l’avons fait observer précédemment, mais elle apporta également une précieuse contribution pour la réalisation de ces « exploits magico-techniques », pour lesquels les inventeurs déployèrent des trésors d’ingéniosité.

Ce n’est pas par hasard si Descartes, qui élève le schème mécaniste à l’universalité d’une méthode, le cristallise lui aussi dans l’intuition de l’horloge [[Voir notamment R. DESCARTES, Traité de l’homme, dans Œuvres et Lettres de Descartes, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 805-873. L’horloge sert chez Descartes à exhiber un modèle cosmologique. ]]. Les fonctions vitales des animaux d’abord, celles des hommes ensuite furent comparées aux mouvements de l’horloge. C’est dans cet esprit que M. Mersenne, dans son Harmonie universelle, s’émerveille devant « le mouvement d’un moucheron qui tout seul contient et renferme plus de merveilles que tout ce que l’art des hommes peut faire ou représenter, de sorte que si l’on pouvoit acheter la veuë de tous les ressorts qui sont dans ce petit animal, ou bien apprendre l’art de faire des automates et des machines qui eussent autant de mouvements, tout ce que le monde a jamais produit en fruits, en or et en argent ne suffiroit pas pour le juste prix de la simple veuë desdits ressorts »[[M. MERSENNE,Harmonie universelle, Paris, 1636, rééd. fascim, Paris, 1965, t. Il, p. 159.160. ]].

La médecine et la physiologie font également leur révolution galiléenne. Lorsqu’il établit les lois de la circulation du sang, William Harvey fournit aussi une vision mécanique des fonctions corporelles [[W. HARVEY, Exercitatio anatomica… de motu cordis et sanguinis in animalibus, Amsterdam, 1628. ]]. Les iatro-mécaniciens eurent recours à des machines pour expliquer l’anatomo-physiologie du corps humain. Les poumons furent comparés à des soufflets, le cœur à une pompe, les reins à des filtres, les yeux à des lentilles, les articulations à des jointures de différentes sortes, etc. [[C’est, semble-t-il, avec le médecin padouan Santorio Santorio que l’intelligibilité mécanique investit le cadre de la médecine. Avec Borelli (1608-1679) et son disciple Bellini, l’iatromécanisme se systématise contre la théorie des humeurs. Ce mouvement aboutit à l’ambitieuse synthèse de Boerhaave (1668-1738) et atteint sa maturité expérimentale dans ses Institutiones medicae (1707) et ses Aphorismi de cognoscendis et curandis morbis (1708).]]

Ce n’est pas par hasard non plus si, au moment où émerge la pensée de Ma Mettrie, dans son ouvrage L’Homme-machine (1748), un homme de l’art nommé Jacques de Vaucanson forge ses fameux automates qui figurent l’« Homo artifex ». C’est en effet dans les années 1730-1750 que devient visible ce que se représentaient par l’esprit les philosophes mécanistes. C’est devenu presque un lieu commun de dire que l’automate ne fait pas que mimer le vivant, mais exprime la vérité de l’être, qu’il ne fait pas que copier l’homme mais le réalise. C’est ce qui apparaît, lorsqu’en dernière analyse, on délivre la machine de toutes les explications résiduelles, historiques, qui s’y rattachent, pour la situer dans la sphère de l’imaginaire. Voilà pourquoi le Componium, auquel l’inventeur a voulu donner la faculté de composer à l’image de l’homme, n’est pas simplement la copie, en ressorts et rouages, d’un compositeur en chair et en os, mais est l’expression du génie de l’homme. Voilà pourquoi, dans la perception du Componium, tout comme dans celle des automates de Vaucanson, le regard scientifique de l’époque ne vit pas seulement le jeu d’une mécanique qui imite le travail du compositeur, mais un vivant lui-même, identifié à certains égards depuis longtemps comme mécanique. Alors que dans les premières décennies du XVIIIe siècle, lorsque s’opéraient les transferts technicistes à contenu métaphysique, on avait vu des penseurs comme La Mettrie assimiler le corps à une machine de façon à abolir peu à peu toute séparation entre l’organique et le mécanique, avec le Componium par contre, il s’agit non plus de comparer le corps à une machine, mais de chercher à voir dans la machine un véritable corps vivant. C’est ainsi que naquit la terminologie anthropoïde d’un Joseph Jacotot. Pour ce dernier, Le Componium étonne, il effraie, il emporte, il arrache, il entraîne, il vainc, il sent, il s’arrête, il se détourne, il suspend, il connaît, il séduit, il charme, il montre, il croit, il révèle, il s’attendrit, il voit, il triomphe, il gémit, il hésite, il s’opiniâtre, etc. C’est dire à quel point cet auteur personnalise l’instrument. C’est dire également que l’admiration qu’il lui porte ne pourra en aucun cas être suivie de cette déception qu’aurait engendré chez un Descartes la connaissance de ses ressorts cachés, car le Componium est ici doué non seulement de mouvement mais d’une âme, qui porte la signature du génie humain [[E. JACOTOT, Enseignement universel. Musique, Paris, 1829, p. 264-274. ]].

On comprend également que dans un enjeu philosophique aussi important, le Componium ait aussi fait l’objet de vives critiques mais c’était, semble-t-il, plus une question de principe. Les détracteurs ne pouvaient admettre un seul instant que la musique fut autre chose que le produit de l’intelligence et de la sensibilité humaines. D’aucun voyait dans cette machine diabolique les prémices d’un véritable cataclysme musical, où le compositeur deviendrait un parasite de la machine, un affectueux aphis, chatouilleur de machine et incapable de composer sans elle. Pour le petit compositeur Castil-Blaze, le Componium fut une tentative folle, une témérité intempestive de l’homme pour démonter les rouages du génie musical, bref, une « charlatanerie ».

En conclusion, le génie musical intarissable a été rêvé et l’est encore actuellement. Le vrai moteur du Componium ne fut pas tant son poids de 60 kg et ses rouages, mais le rêve. Quelle que fut le génie nécessaire pour réaliser cet instrument, il n’en fallut pas moins d’énergie mythique pour y arriver.

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