1987 – 10(2/3/4)

3. La force motrice canine

C’est au 18e siècle que l’on retrouve avec certitude l’emploi des chiens et la roue à chien apparaît alors comme un générateur de force motrice « économique » et de mise en œuvre aisée. Cette roue va contribuer au développement de certaines activités artisanales, comme celle de la clouterie, en jouant un rôle similaire à celui du petit moteur électrique du 20e siècle. Ce besoin de générateurs de faible puissance va conduire, par ailleurs, à l’invention des moteurs à eau, petites turbines hydrauliques, développées entre 1870 et 1914 pour les besoins de l’économie domestique. C’est l’apparition du petit moteur électrique qui va contribuer disparition tout comme à celles des roues à chien qui malgré tout ont pu subsister dans certaines cas jusqu’à la fin du 19e et même, parfois, jusqu’au bétut du 20e siècle!

La puissance fournie par une roue à chien dépend, à la fois, du poids de l’animal et de sa vitesse de déplacement sur les échelons de la jante. Un chien de 30 kg, par exemple, marchant à la vitesse de 6 km/h (1,66 mètres par seconde) permet d’obtenir, en tenant compte du rendement mécanique de l’installation, de l’ordre de 0,5, une puissance sur l’axe de la roue de 135 watts environ. Cette puissance suffit pour actionner un soufflet de forge, pour faire tourner une meule ou, encore, pour entraîner une baratte.

Une roue à chien, couplée précisement au soufflet d’une roge, figure, en particulier sur un dessin dû à Claude Lucas (mort en 1765), dessin destiné à l’illustration d’un mémoire l’Art du cloutier qui devait paraître dans la « Description des Arts et Métiers » mais dont le projet a été abandonné par l’académie royale des sciences. Une installation similaire se retrouve sur la planche 1 du volume 3 de l’Encyclopédie de Diderot, parue en 1765, plache gravée par Goussier. Parmi les maquettes représentant les différents métiers, réalisées en 1783 à la demande de Stéphanie comtesse de Genlis pour illustrer « l’éducation » des enfants d’Orléans, se trouve une maquette figurant une clouterie de Saint Claude, inspirée par les gravures de Lucas et de Goussier. Cette maquette (et les autres) est visible au Musée national des techniques au Conservatoire national des arts et métiers à Paris. La fabrication des clous forgés à la main est apparue en France très tôt, surtout dans les régions où le fer était facilement disponible, le charbon pour la forge étant au début le charbon de bois. Les cloutiers, les « clostriers » établissaient leurs forges un peu partout, dans le Nord, dans les Ardennes, dans le Forez et, aussi dans le Dauphiné.

Sur le plateau de la Matésine, à la Mure d’Isère, on dénombre vers 1700, dans le faubourg est de la ville, vers la porte Porchier, environ 200 cloutiers œuvrant de 2 heures du matin à 6 heures du soir. Le 18e siècle encore le déclin des corporations, et les cloutiers de la Mure se groupent en une confrérie placée sous l’égide de Saint Eloi, patron des orfèvres et de tous les ouvriers qui font usage du marteau.

C’est dans cette région que l’on trouve très tôt des chiens tournant dans des roues. Chiens dressés pour travailler de trois à quatre heures de suite et qui ne quittent leur roue que sur un signal de leur maître, un sifflement ou un coup de marteau particulier sur l’enclume. Pour assurer la relève il fallait, certes, d’autres chiens qui allongés à proximité de la roue attendaient patiemment leur tour. Leur récompense, un peu de nourriture qu’ils partageaient parfois avec leur maître.

Au 19e siècle, à la Mure, comme ailleurs, cette activité régresse peu à peu pour disparaître pratiquement vers 1880, époque d’apparition des machines spéciales pour la fabrication des clous. Un dessin à la mine de plomb, daté de 1868, signé Henry Rousset (Musée Dauphinois) a immortalisé un des derniers cloutiers de la Mure. Il y aura partout un dernier cloutier et à la Mure c’est un certain Lyot dit Coulé qui faisait encore marcher au début de notre siècle une forge dont le soufflet était actionné par une roue à chien …

Et, malgré l’arrivée des machines à faire des clous, il y avait à la fin du 19e siècle, et 1879, six cents cloutiers et quatre cents chiens, tournant dans leurs roues, dans un petit village des Ardennes, Gespunsart, village alors de 2 400 âmes. Cette activité s’y est prolongée jusqu’au 20e siècle et les derniers clouties y ont exercé leur art jusqu’en 1939.

Dans un roman, en partie autobiogrphique, intitulé Léon Chatry, instituteur l’écrivain ardennais Jules Leroux, qui fut au début du siècle instituteur à Gespunsart précisement, raconte la vie quotidienne d’un village de cloutiers. Ce village, nommé dans le roman Bourimont, était en fait Gespunsart.

« Les rues de Bourimont – dit l’auteur – étaient aussi malpropres que celles de tout village ardennais. Devant les petites raisons dont les fenêtres s’égayaient à peine d’un bout de rideau blanc ou d’un géranium rouge, les tas de fumier recouverts de genêts alternaient avec des piles de bûches et des fagots. Dans la forge attenant à chaque maison, les tuyères rageaient sous les charbons et les marteaux trotinaient prestement sur les enclumes. Par la porte ouverte, on distinguait des faces brunies, ruisselantes, affairées autour de la flamme rouge du foyer et, tout au fond, le chien enfermé dans la roue de bois qu’il tourne pour actionner le soufflet. Sur les pas des portes, des enfants jouaient, un vieillard fumait un culot de pipe, une femme épluchait des pommes de terre et, devant chaque forge, les chiens attendaient leur tour de roue, allongés sur le pavé, la tête sur les pattes ».

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