1986 – 9(3)

La dernière page est d’autant moins lisible qu’elle est constellée de taches d’encre, comme si le signataire avait trop hâtivement replié les feuillets.
Le signataire, dis-je, car si la missive n’est pas datée, on y trouve une signature passablement maculée. Le premier caractère qu’on y discerne pourrait être soit l’initiale W ou E du prénom, soit l’abréviation Co. Viennent ensuite les trois points de l’emblème maçonnique; Catalan était, on le sait, franc-maçon bien avant de s’établir en Belgique (Catalan, 1892). Après la particule « de », on devine plus qu’on ne lit un nom griffonné incomplètement, mais qui semble débuter par Sp, voire Spu.

Apparemment, tout cela ne nous avance guère. Examinons donc le contenu de la lettre, en commençant par les passages les plus révélateurs. Tout d’abord, le voyage projeté vers Paris n’est pas une simple prouesse que le langage de notre siècle qualifierait de sportive: il s’agit d’une « tentative toute patriotique ». L’allusion aux intérêts de la république donne en outre à penser que les évènements rapportés se placent durant le siège de Paris par l’armée allemande, soit entre le 19 septembre 1870 et le 24 janvier 1871. On objectera qu’une tentative patriotique en faveur de la république serait concevable à d’autres moments, par exemple durant la Commune (mars à mai 1871). Mais l’annotation suivante, de la main de Catalan, au bas de la dernière page, coupe court à ces spéculations: « arrivée à Blankenberghe le 28 décembre 1870 ». La lettre est sans doute allée d’abord à Liège, d’où elle a été réexpédiée selon les instructions laissées par Catalan lors de son départ pour les congés de Noël; elle a donc été envoyée entre le 4 septembre 1870, date de la proclamation de la Troisième République, et le 25 décembre.

Tout en méditant ceci, on se souvient brusquement que Gambetta, alors ministre de l’Intérieur, s’est échappé en ballon de Paris assiégé. De là à soupçonner que le signataire de la lettre à Catalan tentait d’organiser la sortie de Gambetta, et qu’il était peut-être le compagnon d’évasion de celui-ci, il n’y a qu’un pas. Ruée vers une Vie de Gambetta (Deschanel, 1920); découverte qu’il a quitté Paris le 8 octobre 1870 à bord du ballon Armand Barbès, en compagnie de son ami et factotum Spuller! Le voilà donc, le signataire de notre lettre: Eugène Spuller (1835-1896), né à Seurre, journaliste et homme politique, rédacteur en chef de la République française en novembre 1871, sous la direction de Gambetta; ministre de l’instruction publique en 1887, des affaires étrangères en 1889.

L’interprétation de deux détails de la lettre reste douteuse: d’abord, Spuller appelle Catalan mon cher maître, alors que ses études de droit se sont faites entièrement à Dijon; ensuite, la particule assez visible dans la signature E ∴ de Spuller ne se retrouve dans aucune mention du personnage; on peut supposer que celui-ci a quelque peu taquiné la particule sous l’Empire, pour y renoncer définitivement une fois la république bien assise.

Mais nous avons bien d’autres chats à fouetter. Si l’attribution de la lettre à Spuller ne sera jamais infirmée, l’arrivée à Paris à bord d’un ballon avant de repartir avec Gambetta ne résiste pas à l’examen. Paris une fois investi le 19 septembre 1870, la décision de faire partir Gambetta en ballon fut prise le 2 octobre et exécutée le 8 du même mois. On voit mal comment, dans un intervalle aussi court, Spuller aurait pu, après avoir été informé de la nécessité de venir prendre Gambetta, mener à bien les diverses phases du programme exposé à Catalan. On ne voit pas non plus pourquoi la lettre aurait mis plus de trois mois pour arriver à destination, en un temps où la célérité de la poste était quasiment un dogme.

Tout s’éclaire, au contraire, si l’on admet que Spuller, après avoir quitté Paris avec Gambetta (et l’aéronaute Trichet), a voulu regagner Paris par la seule voie disponible, celle des airs. S’il présente ses excuses pour n’être pas allé à Liège, c’est en tenant pour assuré que le bruit de son équipée sensationnelle est parvenu à Catalan. S’il parle de son retour à Paris, c’est encore par opposition à ce départ fameux. Quant à la phrase relative à ses frères « qui n’ont point été tués dans les dernières sorties », elle est absurde si la lettre est écrite en septembre, plausible si c’est après la mi-octobre. Enfin, les allusions à l’attente du vent du nord-est ou d’un jour clair et froid évoquent la fin de l’automne plutôt que le début.

Après les premières indications tirées de la missive elle-même, tournons-nous un moment vers d’autres sources. Sur les ballons du siège, on trouve des informations d’ampleur variable, mais souvent modeste, dans les traités d’histoire de France ou les ouvrages français sur l’aérostation (Figuier, 1882). Il serait, d’autre part, impossible de passer ici en revue les nombreuses publications exclusivement consacrées à l’épopée des ballons échappés de Paris; je tire du lot deux opuscules publiés dès 1871 par des aéronautes qui ont très largement payé de leur personne: Gaston Tissandier (1871) et Wilfried de Fonvielle (1871); le témoignage de ce dernier sera déterminant pour la suite. Presque tous les faits dignes d’intérêt sur le sujet ont d’ailleurs été rassemblés, voici quelques années, par Victor Debuchy en un copieux ouvrage (1973). Dans la vaste documentation qui était son récit, on s’étonne cependant de ne pas voir figurer le petit livre de Fonvielle, alors que les faits et gestes de celui-ci sont abondamment rapportés; la citation approximative par Debuchy d’un passage de Fonvielle est apparemment de seconde main et confirmerait plutôt que Debuchy n’a pas eu connaissance dudit volume.

L’envoi de ballons depuis Paris répondait à deux besoins principaux: d’abord l’organisation d’un service postal entre Paris et le reste de la France par la seule voie disponible depuis le 27 septembre, date à laquelle le câble télégraphique immergé en hâte dans la Seine de Paris à Rouen, et entré en service le 23 septembre, fut coupé par les Prussiens; ensuite le transport de personnes chargées d’une mission importante. La mission de Gambetta, par exemple, était de ramener la délégation de Tours aux vues du gouvernement de Paris et de reprendre le contrôle de la France non occupée. Les neuf ballons disponibles à Paris au début du siège étaient généralement de vénérables reliques, dont le rôle s’était progressivement réduit, dans les mains de quelques acrobates, à l’amusement du public sur les champs de foire ou l’Hippodrome. On se mit avec ardeur à en construire d’autres dans les gares de chemin de fer, rendues disponibles par l’arrêt des activités ferroviaires de la région parisienne.

Gonflés à l’hydrogène ou au gaz d’éclairage, ces engins de qualité souvent médiocre n’étaient pas plus favorisés du côté des hommes chargés de les piloter : à l’exception de rares aéronautes éprouvés, c’étaient tantôt des acrobates, tantôt des matelots, tantôt des individus parés de titres obscurs et invérifiables.

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