1978 – nr. 4 – december

Deux dynamiques antagonistes
Il existe encore aujourd’hui de par le monde bon nombre de sociétés à caractère empirique, où les hommes sont plus préoccupés de leur survie que d’un abécédaire. D’ailleurs, ils ignorent l’écriture. L’oralisme, pourtant, n’est pas limité à une région, encore moins à une race ou à une époque. Il peut s’observer à l’intérieur même d’une culture scripturaire. On y trouve, en effet, des individus, des groupes ruraux, des citadins prolétaires ayant tous les traits caractéristiques de l’oralisme, plus ou moins marqués. A proprement parler, il ne s’agit pas d’analphabètes, puisque certains d’entre eux ont été scolarisés. Ils offrent souvent une mentalité typique : résistance à la nouveauté par attachement aux traditions et peur de perdre ses « racines », formulations impersonnelles, citationnelles et sentencieuses. C’est bien d’oralisme qu’il s’agit.
Les optiques différentes dans l’oralisme et dans le scripturaire sont parfois causes de malentendus, d’affrontements entre les groupes humains concernés. Ainsi, l’intrusion brutale du scripturaire dans les sociétés africaines touchées par la colonisation a perturbé la permanence d’un mode de pensée et a provoqué un ébranlement profond de la culture traditionnelle. Le contact ne s’est pas fait sans heurts. Boudée au début, l’école a été ensuite l’objet d’un engouement généralisé. L’écriture a été regardée comme le secret magique de la puissance et, partant, de la richesse. Mais l’attrait qu’exerce l’écriture s’est mué parfois en répulsion. La magie s’étant avérée inefficace, déçu, le lettré nouveau détenteur de l’écriture a rejeté l’école, source de tant de maux : inauthenticité, perte du contact humain, improductivité.
Ce phénomène de rejet d’un système scolaire inadapté s’est manifesté presque en même temps dans plusieurs pays d’Afrique. Divers chefs d’Etats africains ont voulu supprimer les écoles et l’enseignement à l’occidentale, sans parvenir à trouver une solution authentiquement africaine. Considérés comme une classe improductive vivant du travail d’autrui, déclassés, les alphabétisés sont à la fois jalousés et méprisés.
Tout n’est pas bénéfique dans l’apparition de l’écriture : une certaine qualité des rapports humains a changé. Deschamps & Poirier (1968), Houis (1968) s’appuient sur l’autorité de Cl. Lévi-Strauss pour souligner l’antagonisme entre l’oralisme et le scripturaire : « Il est indispensable de se rendre compte que l’écriture a retiré à l’humanité quelque chose d’essentiel en même temps qu’elle lui apportait tant de bienfaits » (Cl. Lévi-Strauss, 1954). Il conviendrait peut-être de nuancer ces jugements. La civilisation scripturaire n’a pas, me semble-t-il, transformé en ermites muets et misanthropes tous ceux qui savent écrire.
La présente approche concerne le problème central de l’histoire des techniques, c’est-à-dire la possibilité même de l’innovation et du changement. Cette analyse de la parole n’a eu d’autre ambition que de cerner une mutation capitale pour l’histoire de l’humanité : le passage de l’oralisme au scripturaire. C’est ce passage révolutionnaire qui est éclairant : il a rendu possible l’accélération du progrès technique. Et là où cette révolution a fait défaut, en d’autres termes dans l’oralisme, on constate une absence de progrès ou du moins une lenteur manifeste dans l’évolution technique.

REFERENCES

H. Deschamps & J. Poirier, 1968 in Ethnologie générale, La Pléiade, Paris: 1447.

M. Houis, 1968 ibid.: 1398.

R. Jakobson, 1963.- Essais de linguistique générale, Ed. de Minuit, Paris: 213 sq.

A. Leroi-Gourhan, 1964.- Le geste et la parole. Technique et langage, Albin Michel, Paris: 263.

Cl. Lévi-Strauss, 1954.- Les sciences sociales dans l’enseignement supérieur, Unesco, Paris: 120.

M. Mauss, 1923.- Essai sur le don, forme archaïque de l’échange.
Annales sociologiques 1.

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