1978 – nr. 4 – december

Le destinataire du message oral est, lui aussi, conditionné par la situation d’oralité. Il participe, ou mieux, il communie aux sentiments véhiculés par le message, où mimiques et intonations renforcent l’émotivité. L’émetteur, consciemment ou non, fait appel au subconscient de ses auditeurs, qu’il cherche à convaincre, à subjuguer. Le message, qui présuppose une connivence culturelle, est sécurisant : il puise dans la tradition dont l’émetteur est l’interprète.
En conclusion, l’expression linguistique revêt une grande importance dans la formation de la personnalité. Chaque type de culture conditionne le profil psychologique de ses membres. L’usage exclusif de la parole pour communiquer conditionne une forme de pensée particulière centripète et passéiste. Une des préoccupations fondamentales de l’homme est de vaincre le temps et l’espace. Pour ce faire, dans l’oralisme, on s’attache à conserver la tradition, seule source de connaissances. L’empirisme pragmatique domine.
La civilisation de l’oralisme est d’une stabilité remarquable, parce que tournée vers le passé. La censure collective juge sévèrement les innovations qui déséquilibrent la tradition.
Comme l’a très justement remarqué un anthropologue célèbre, « dans les sociétés de l’oralité, le langage est un instrument d’action, non un moyen de réflexion » (Malinowski). En effet, le locuteur tente d’agir sur autrui, de l’émouvoir afin de le mouvoir. L’absence de discours sur la langue elle même est manifeste dans l’oralisme. L’abstraction réflexive sur les mots, les formes, les fonctions n’est venue qu’après l’écriture. Et l’usage de l’écriture oblige le scripteur à une forme de réflexion prévisionnelle à plus long terme, une plus grande capacité à se projeter dans le futur. Le locuteur, plus spontané, demeure dans l’immédiat.
Au point de vue psychologique, l’oralisme sécrète une certaine angoisse devant la précarité des choses. La civilisation du périssable est anxiogène. Elle façonne une mentalité particulière typique des sociétés traditionnelles, où règne l’obsession du secret. Les techniques thérapeutiques, pour ne citer que celles-là, sont jalousement cachées, réservées aux proches. L’absence de diffusion des techniques freine le progrès, provoque la stagnation et explique en partie le sous-développement.
Le scripturaire est de nature centrifuge. Au lieu de se raccrocher au passé, il cherche à connaître le présent, à imaginer l’avenir. C’est pourquoi, au fil des siècles, la langue écrite tend à devenir un instrument de précision chargé de disséquer les moindres nuances du réel. Oral ou écrit, le langage est une technique complexe, extrêmement sophistiquée, à un point tel que Platon l’a prétendu inventé par un dieu ivre.
Reconnaissons que la civilisation [1] de l’oralisme, créatrice du langage, s’est avérée d’une grande efficience. Les résultats en sont la preuve. Les monuments que nous a légués l’oralisme, ces grandes oeuvres généralement anonymes appartenant au patrimoine de l’humanité, ont d’abord été transmis oralement pendant des siècles, avant d’être mis par écrit. La Bible, l’Iliade et combien d’autres ont ainsi survécu traversant le temps et l’espace. La preuve est donc faite que la parole stéréotypée a résolu le problème de la précarité du langage, grâce à des techniques efficaces.
Mais seule l’invention de l’écriture a permis d’élargir les frontières et d’enrichir le patrimoine. L’accumulation des connaissances n’a été possible que grâce à l’écriture assurant une mémorisation optimale et une capitalisation du savoir. La phase technologique du progrès devient dès lors possible. La littérature écrite joue un rôle important dans le maintien et la diffusion de la culture. Mais, en outre, la culture scripturaire a provoqué une transformation mentale chez ceux qu’elle a touchés. La pratique de l’écriture, on l’a vu, favorise l’émergence de l’individualisme et cette libération du carcan de la tradition empirique débouche sur l’innovation. L’outil et le cerveau sont donc en interaction permanente. Le calame succède à la massue de l’homme préhistorique, les onomatopées font place à des syntagmes cohérents et la systématique rationnelle organise les raisonnements logiques. A partir de là, le cerveau humain affronte l’ère scientifique et crée des formulations abstraites de plus en plus élaborées. Lente au départ, étalée sur des millénaires, la dynamique du changement ne cesse d’accroître sa vitesse. Il a fallu, pour arriver à ce résultat, passer par le trait gravé, le pictogramme, l’alphabet, issus d’un oralisme peu porté au changement. En effet, l’oralisme est caractérisé par la dynamique de la répétition cyclique imitative, tandis que le scripturaire, lui, se caractérise par la répétition linéaire, cumulative et transformationnelle. C’est bien le scripturaire qui explique le progrès technique que nous vivons actuellement.

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