Les anachronismes technologiques produits par ce principe d’inertie ont des conséquences sur deux aspects de la machine: son efficacité, son esthé¬tique. Le fonctionnalisme a, justement, montré que l’appropriation des moyens techniques au but poursuivi entraîne une certaine beauté de l’objet technique [[ Il convient évidemment de ne pas limiter toute activité artistique aux seules ressources du fonctionnalisme. La monotonie engendrée par la perfection est inhumaine.]]. Cela conduit aux conceptions de l’industrial design. Quant à l’efficacité, elle n’atteint son maximum que quand toutes les sujétions vis-à-vis du passé sont enfin éliminées.
La double explication que nous avons esquissée suffit-elle? L’inertie technologique est-elle due à des contraintes économiques combinées à des données psychologiques? Nous admettrons que l’explication éco-nomique et l’interprétation psychologique ne s’excluent pas. La disponibilité d’abord limitée des nouveaux procédés, la lenteur de diffusion des connaissances, et la nécessité d’amortir les anciennes techniques, voilà les raisons économiques. Le désir de retrouver dans les objets des formes et des principes déjà connus, et la peur du changement, voici les raisons psychologiques. On pourrait y ajouter des raisons « sociales » telles que l’attitude des travailleurs face à des méthodes impliquant des mutations fondamentales. Mais il s’agit, en fait, de la combinaison de raisons économiques et psychologiques.
Nous pensons cependant qu’une explication plus profonde reste à définir. Même actuellement, la technique progresse par changements ponctuels, et non par remaniements d’ensemble. Quand on est passé de la traction animale à l’automobile, il a fallu un temps considérable avant la construction d’autoroutes, de zones de stationnement, bref de toute une infrastruc¬ture nouvellement conçue en fonction de nouvelles possibilités. L’invention de la télévision devra lo¬giquement entraîner une révision complète des processus d’information du grand public, basée encore trop exclusivement sur le journal imprimé sur papier (l’imprimerie est une technique du XVème siècle, le papier un maté¬riau du moyen-âge, et même du début de notre ère si l’on considère son invention chinoise). Il faut à l’inven¬teur une imagination considérable pour prévoir toutes les conséquences de son invention.
Nous concluerons en proposant, de l’inertie dans l’histoire des techniques, une explication basée sur la non-globalisation de la recherche technologique. Celle-ci a souvent agi en ordre dispersé. Certes, les choses se sont améliorées maintenant que la recherche technique se base sur de solides données scientifiques, et qu’elle s’effectue par des équipes multidisciplinaires.
La situation s’est améliorée … Mais pendant longtemps, l’objet technique a évolué, un peu comme un être vivant, dans plusieurs directions, par suite de l’action successive des inventeurs sur tel ou tel aspect. Pour peu que ces actions soient mal harmoni¬sées, on aboutit à une véritable tératologie de la machine, avec rémanence inutile d’organes vestigiaux, comme les voiles des premiers bateaux à vapeur, les éléments décoratifs superflus des premiers produits de l’industrie (qu’il s’agisse d’appareils de radio ou de machines à coudre), ou même la forme humaine que la littérature d’anticipation attribuait aux robots.
REFERENCES
D. Huisman & G. Patrix, 1961.- L’esthétique industrielle, P.U.F., Paris.
A. Leroi-Gourhan, 1962 in Histoire générale des Techniques, publ. sous la direction de M. Daumas, P.U.F., Paris, vol. I.
H. -G. Wells, 1901.- Anticipations ou de l’influence du progrès mécanique et scientifique sur la vie et la pensée humaines, trad. H.D. Davray & B. Kozakiewicz, Mercure de France, Paris (1904 ; le texte anglais parut en 1901 dans la Fornightly Review).