Le célèbre préhistorien Leroi-Gourhan (1962) l’a noté: « Les innovations apparaissent par addition d’opérations nouvelles sans que les séries anciennes qui servent de substrat soient abandonnées. La signification même de cette évolution peut être saisie en considérant le rapport qui s’établit à chaque époque entre le processus de fabrication et l’efficacité technique de l’outil obtenu ». Nous pouvons ramener cette observation à un principe d’inertie. L’histoire des techniques montre un grand nombre de cas où une invention ne se détache que peu à peu des procédés anciens qu’elle s’efforce de remplacer.
Commençons par la préhistoire. Il est bien connu que la découverte des métaux n’a pas immédiatement conduit à l’abandon de la pierre pour la confection d’armes et d’outils. La période chalcolithique utilise simultanément divers alliages à base de cuivre et des objets de pierre taillée. Deux explications peuvent être fournies. La disponibilité de minerai cuprifère est limitée, et les spécialistes de la métallurgie sont encore peu nombreux, ce qui entraîne un coût élevé des objets métalliques. Et la deuxième explication consiste à admettre un principe d’inertie qui empêche un remplacement rapide de la pierre par le métal.
Considérons encore un exemple tiré de la préhistoire. Le fait essentiel du passage du paléolithique au néolithique est certainement celui de la domestication des plantes et des animaux. Passer de la cueillette et de la chasse à l’agriculture et à l’élevage fut un événement très important.
Mais la domestication n’a bien entendu pas éliminé d’un seul coup l’exploitation spontanée du monde sauvage. Au contraire, la substitution ne s’est faite que très lentement, puisque même dans nos sociétés techniquement les plus avancées la chasse joue encore un certain rôle économique.
Il sera facile d’accumuler d’autres exemples.
Ainsi, en ce qui concerne les moyens de locomotion, personne n’ignore que les premiers bateaux à vapeur étaient encore équipés de voiles. Le chemin de fer s’est développé dans la stricte continuation de la diligence, comme le notait Wells (1901) : « Les premières locomotives étaient, comme toute machinerie expérimentale, grossières et lourdes sans aucune nécessité; leurs inventeurs, hommes de peu de foi, au lieu de rechercher la légèreté et la souplesse de mouvement, adoptèrent la solution la plus commode, en les posant sur les voies ferrées déjà existantes et qui servaient principalement pour le transit des marchandises de gros poids malaisément transportables sur des routes peu résistantes. Le résultat fut curieux et très intéressant. Ces chemins ferrés avaient exactement la largeur d’une charrette ordinaire, largeur prescrite par la force d’un cheval. Peu de gens voyaient alors dans la locomotive autre chose que le remplaçant à bon marché du cheval, et ne trouvaient rien d’anormal à ce qu’on déterminât les dimensions de la locomotive d’après celles de l’animal. On ne vit, non plus, à l’origine, aucune objection à ce que les voyageurs fussent ridiculement entassés, serrés et repliés sur eux-mêmes dans les voitures. On avait toujours été entassé et gêné dans la diligence, et il aurait paru « utopique » – ce que réprouvaient fort nos grands-parents – de proposer un moyen de voyager sans courbature. Par simple inertie [[ C’est nous qui soulignons.]], l’écartement des roues de la charrette à un cheval – soit 1m50 environ [[Nous maintenons évidemment l’imprécision du texte original; on sait que l’empattement des chemins de fer européens est, en général, de 1435mm. ]]- devint la règle dans le monde entier, et, à présent encore et partout, les trains sont réduits à des dimensions qui limitent à la fois le confort, la force et la vitesse. Devant chaque machine trotte, pour ainsi dire, le spectre du cheval dépossédé: ce spectre se refuse obstinément à dépasser une allure de 80 kilomètres à l’heure et, à tout instant et à chaque courbe, il prend peur et menace des pires catastrophes.