RECENSIONES
Jean LADRIERE (1977) Les enjeux de la rationalité-
Le défi de la science et de la technologie aux cultures.
Ed.: Aubier – Montaigne; Unesco, Paris, 219 p.
En juillet 1974, la Division de la philosophie de l’Unesco organisait à Paris un colloque sur le thème « Science, éthique, esthétique ». Le professeur Ladrière élabore, sur la base des résultats de cette rencontre, une réflexion sur l’un des aspects les plus névralgiques du drame actuel de la culture. Réflexion qui se portera au niveau philosophique et non simplement sociologique, car l’auteur recherche « la signification d’ensemble du phénomène … plutôt que ses modalités concrètes » . Remarque qui pourrait faire craindre une acception disons un peu chétive du terme philosophie, comme simple effort de généralisation, tentative de synthèse … Mais crainte évidemment non fondée: les pénétrantes analyses de l’auteur atteignent véritablement l’aspect philosophique des problèmes, c’est-à-dire au-delà de la banale vue d’ensemble (pas si banale que ça, au fait), la question du fondement ontologique des catégories reconnues par l’analyse.
C’est ainsi que l’ouvrage débute par une recherche du véritable caractère de la science moderne: celle-ci n’est « ni de type sapientiel, ni de type contemplatif, ni de type herméneutique, mais de type opératoire » . C’est la profonde originalité de la science d’être opératoire, et c’est ce qui permettra l’osmose fécondante entre les deux domaines – science et technologie – qui, de plus en plus, sont perçus comme un tout unique. Avant de devenir opératoire, la science fut, successivement, sagesse, théorie, système, mais elle a maintenant dépassé ces trois stades; le schéma ainsi proposé par l’auteur se révèle posséder une réelle valeur prédictive, comme l’indique une remarque qui donnera le ton du livre: « il se pourrait que le jour où la science ne sera plus rien d’autre qu’un « faire », le jour où elle aura perdu tout contact avec ses racines spéculatives, elle soit complètement tarierapport».
Le rapport entre science et technologie ne pouvait
pas être oublié. Il est longuement discuté à partir de deux mots-clés: « information – organisation ». La science transforme une organisation donnée en information nouvelle, la technologie élabore une organisation neuve à partir d’une information choisie. Cette parfaite adaptation réciproque de la science et de la technologie engendre (thème connu depuis Ellul, ou Popper) une réalité autonome.
Après ces considérations préliminaires obligées (qui sont parfois plus que de simples rappels), la partie centrale de l’ouvrage décrit l’impact de la science et de la technologie sur les cultures, et principalement, suite aux limitations choisies lors du colloque de l’Unesco, sur les aspects éthiques et esthétiques. Recenser les facteurs de déstructuration d’abord, cerner l’apparition de nouvelles possibilités pour les cultures, ensuite.
Déstructuration due surtout à deux aspects qui opposent décidément la science aux systèmes cognitifs traditionnels: l’esprit critique et la croissance systématique. Et l’on montre que l’ébranlement des représentations ne peut que conduire à une remise en question des valeurs. Et ici apparaissent les éléments positifs de l’impact, dans le domaine éthique: extension du domaine (par création de nouveaux problèmes éthiques; l’auteur signale quelques exemples biologiques ou médicaux: manipulations génétiques, interventions chirurgicales au niveau du système nerveux central …), suggestion de nouvelles valeurs, et modification de la manière de présenter la question de la justification des normes.
Enfin, la dernière partie du livre comprend un « jugement critique sur la science et la technologie », et présente une « problématique prospective ».
Livre donc d’un très grand intérêt, et qu’il s’agira de lire le crayon à la main. Nous nous permettrons une remarque, mais elle n’est nullement spécifique du livre en question, elle s’appliquerait aussi bien à presque toute la littérature philosophique contemporaine: il y a trop peu de subdivisions qui non seulement reposeraient le lecteur, mais de plus, et surtout, conforteraient l’auteur dans son assurance que le message sera correctement perçu. Les chapitres comportent en moyenne 24 pages: il aurait certainement été utile (on le faisait naguère) de les découper en paragraphes titrés. Mais, répétons-le, ceci ne s’applique pas uniquement au beau livre du professeur Ladrière. Par contre, nous avons regretté l’absence totale de références bibliographiques.
Un beau livre. Et dont il est possible de résumer ainsi le propos: la science et la technique, issues de la rationalité, pratiquent avec une efficacité exemplaire la critique, et il s’agit maintenant de passer à l’auto-critique. Car, cela se lit entre les lignes de cet ouvrage, il y a peut-être une limite à la rationalité. Mais justement, n’est-ce pas le comble de la raison que de dépasser la raison? Et ne pourrait-on transposer aux exigences rationnelles le mot pascalien: se moquer de la philosophie, c’est encore philosopher? Ou rappeler la mise en garde adressée jadis aus phénoménologues: se préserver du risque de passer de l’anté-rationnel à l’anti-rationnel. Le risque (on sait ce qu’il en est advenu dans le courant phénoménologique) ne réapparaît-il pas si l’on vise un post-rationnel?
J.C. Baudet
Eugene M. EMME, editor (1977) Two hundred Years of flight in America – A Bicentennial Survey.
AAS History Series, Vol.I.
AmericanAstronautical Society, Publications Office, P.O.Box 28130, San Diego (California 92128, USA), XVI + 310 p., photos.
Une douzaine de spécialistes ont réalisé ce beau volume, qui comprend quatre parties: aérostatique (ballons et dirigeables), aéronautique, astronautique, et commentaire (celui-ci un peu court, puisqu’il ne comprend que trois pages de considérations d’un historien des techniques, que l’on aurait aimées un peu plus développées).
Les notes bibliographiques sont disposées après chaque chapitre auquel elles se rapportent. Trois appendices, sous forme de tableaux chronologiques, reprennent le détail de l’activité astronautique américaine.
J.C. Baudet
William E. AKIN (1977) Technocracy and the American dream – The technocrat movement, 1900-1941.
Ed.: University of California Press; Berkeley, Los Angeles, London, XV + 227 p.
Il convient d’écarter une équivoque possible: il ne s’agit pas ici d’une critique générale du concept de technocratie, mais seulement – le sous-titre est d’ailleurs assez précis – d’une étude du mouvement technocratique américain, puisqu’aussi bien c’est aux Etats-Unis que le mot, sinon la chose, est d’abord apparu (en 1919, semble-t-il). L’auteur étudie donc les conceptions technocratiques qui se développèrent en Amérique, et l’on suit un cadre historique qui se prête fort bien à cet exposé. D’abord, l’apparition au début du siècle du « mythe de l’ingénieur », et la critique de Thornstein Veblen du contraste entre la rationalité de la production industrielle et le chaos du capitalisme financier; plus quelques remarques sur l’importance de F.W. Taylor, dont les idées furent décisives. Puis Howard Scott, Walter Rautenstrauch et Harold Loeb. La présentation de ces grands noms du mouvement technocratique nous vaut un bien intéressant parallèle (p.118) entre Scott, a professional engineer … with a black-and-white view of the world, et Loeb, an intellectual, trained in the arts, who could not avoid the speculative bent of mind. Les derniers chapitres montrent l’échec final du mouvement, que l’auteur attribue principalement à la position apolitique de ses protagonistes.
Une importante bibliographie complète cet ouvrage, qui devient ainsi un des livres nécessaires à tout chercheur concerné par l’influence de la technique sur la société américaine.
Signalons un compte rendu, plus détaillé que le nôtre: H.P. Segal, 1977 (Technology and Culture 18(4): 714-715).
J.C. Baudet