Conférence

Du coq à l’âne: pour une première approche de l’utilisation des animaux dans la médecine médiévale

Ce vendredi 25 novembre, Sophie Glansdorff, attachée scientifique au CNHS, a présenté une conférence intitulée Du coq à l’âne: pour une première approche de l’utilisation des animaux dans la médecine médiévale lors de l’assemblée du Comité National de Logique, Histoire et Philosophie des Sciences.

Résumé de la conférence:

En 2009, l’université de Valenciennes a consacré un colloque à l’histoire du chien. En effectuant à cette occasion des recherches relatives à cet animal durant la période médiévale, j’ai constaté qu’il y avait là un champ de recherche intéressant et peu traité.

Dans le cadre de cet exposé, il sera question de pistes de recherches plutôt que de résultats. D’autant plus que ce sujet très vaste touche également à d’autres domaines, par exemple l’économie et la circulation des marchandises, exotiques ou non (entre autres le célèbre castoreum, extrait des testicules de castor, sur lequel il n’y a, à ma connaissance, pas encore d’étude). Afin de circonscrire thématiquement et chronologiquement le sujet, précisons que certains produits « animaux » sont cités dans les ouvrages médicaux de toutes les époques comme excipients (par exemple le lait, le miel, la graisse), mais que nous nous concentrerons sur la matière médicale active et sur la période du Haut Moyen Âge.

Les ouvrages de médecine du Haut Moyen Âge sont pour la plupart basés sur certains grands titres de la littérature médicale et naturaliste antique, du moins ceux qui étaient alors disponibles en latin. Les auteurs antiques connus et lus sont nombreux : Celse, Oribase, Scribonius Largus, Dioscoride ; mais avant ceux-ci, dans le domaine « animal », ce sont l’ « Histoire Naturelle » de Pline l’Ancien et ses dérivés (assemblages ou réélaborations d’extraits datés de l’Antiquité tardive) qui sont les plus influents ; d’autres oeuvres antiques tardives sont, en outre, plus ou moins directement influencées par Pline, comme celle de Sextus Placitus Papyriensis. La médecine « plinienne » au sens large (c’est-à-dire incluant non seulement les œuvres de Pline, mais aussi les traditions que lui-même reflète) est caractérisée par une abondance de pratiques médico-magiques, où les animaux tiennent une place importante. À côté de ces oeuvres antiques, on trouve aussi à l’époque carolingienne et post-carolingienne des oeuvres plus ou moins originales issues de la médecine monastique, comme l’Hortulus de Walafrid Strabon, et enfin divers réceptaires aux compositions variées dont les origines ne sont pas toujours déterminées.

Quatre ouvrages, datés de l’Antiquité tardive mais dont les manuscrits datent de l’époque carolingienne au plus tôt, sont exclusivement consacrés aux produits médicaux à base animale. Il s’agit des Curae ex animalibus, du texte de Sextus Placitus Papyriensis, et de deux opuscules intitulés De Taxone (du blaireau) et De Vulture (du vautour).

Les Curae ex animalibus, long texte anonyme, sont très proches de leur modèle, l’ « Histoire Naturelle » de Pline. Ils sont toujours accompagnés d’un texte consacré aux produits d’origine humaine. Cet ouvrage a fait l’objet de la thèse de doctorat (non publiée) de Lucia Benassai. Seul le texte sur les produits humains a été édité tout récemment par Arsenio Ferraces Rodriguez[[ Arsenio Ferraces Rodríguez, « Antropoterapia de la Antigüedad tardía. Curae quae ex hominibus fiunt », Les Études Classiques, 74, 2006, p. 219-252.]]. Dans leur « version large », les Curae prennent en considération 75 animaux (mammifères, reptiles et insectes). Il faut noter l’absence des oiseaux, et souligner la précision des distinctions effectuées (entre mâles, femelles et petits, ou entre les différentes espèces)[[Comme il n’y a pas d’édition disponible, il faut se référer au tableau de Id., « Unité, réélaboration des sources et composition d’un réceptaire du Haut Moyen Âge. Curae quae ex hominibus et animalibus fiunt », Transmettre les savoirs dans les mondes hellénistique et romain, éd. Fr. Le Blay, Rennes, 2009, p. 207-222.]].

Les catalogues de bibliothèques médiévales ne sont d’aucune aide pour appréhender la diffusion et le succès de ce type d’ouvrage, car ils ne mentionnent les ouvrages médicaux que sous des noms génériques, tels que Libri medicinae. Les catalogues modernes, très utiles, ne sont pas forcément complets. Il faut encore évoquer le problème de la datation et de la détermination de l’origine des manuscrits. Dans l’état de nos connaissances, les Curae ex animalibus seraient conservées, intégralement ou partiellement, dans quatre manuscrits antérieurs à 1100 (seul un cinquième serait plus tardif). J’ai cependant des doutes quant au manuscrit issu de Saint-Bertin (Saint-Omer, 311), qui contient effectivement quelques recettes à base animale, mais dont la structure diverge nettement de celle des Curae ex animalibus ; il pourrait s’agir d’un réceptaire varié.

Le deuxième texte, que l’on date généralement du Vème ou du VIème siècle, est l’œuvre d’un auteur par ailleurs inconnu, nommé Sextus Placitus Papyriensis. Celle-ci est également proche de l’ « Histoire naturelle » de Pline. Elle faisait partie d’un corpus de textes médicaux dont le premier et le principal était l’Herbarius du Pseudo-Apulée. Le texte de Sextus Placitus, nettement plus court que celui des Curae ex animalibus, comprend aussi les produits humains, mais pas tout à fait les mêmes animaux : en effet, il contient en plus certains oiseaux, mais pas d’insectes ni de reptiles[[Édition dans : Antonii Musae de Herba Vettonica Liber, Pseudoapulei Herbarius, Anonymi de Taxone Liber, Sexti Placiti Liber Medicinae ex Animalibus etc., éd. E. Howald et H. E. Sigerist, Leipzig, Berlin, 1927 (Corpus Medicorum Latinorum, 4).]]. Le texte de Sextus Placitus a bien plus circulé que celui des Curae ex animalibus ; il fit également l’objet de traductions en langue anglo-saxonne. Le De Taxone, un opuscule consacré aux usages médicinaux du blaireau, accompagne généralement celui de Sextus Placitus.

Enfin, le De Vulture est un opuscule consacré aux usages médicinaux du vautour. L’origine du seul manuscrit « français » du De Vulture (Paris, BN lat. 9332) est problématique : l’abbaye de Fleury (Saint-Benoît-sur-Loire) a été évoquée, mais tous les spécialistes de la paléographie ne s’accordent pas sur ce point.

La répartition géographique des manuscrits des ouvrages susdits soulève des questions intéressantes. La tradition semble être d’origine italienne (d’autant que les manuscrits italiens sont généralement les plus anciens), puis avoir été transmise vers la Germanie par les contacts assidus entre ces deux régions entre les IXème et XIème siècles. L’abbaye suisse de Saint-Gall, à la jonction de ces deux zones, a probablement joué un rôle dans cette diffusion. De Germanie, ou directement d’Italie, la tradition passa en Angleterre, où se sont ensuite développées les traductions anglo-saxonnes. L’espace « français » n’est représenté que par des manuscrits problématiques ; il semble que les ouvrages consacrés exclusivement à l’usage médicinal des animaux n’y aient pas connu le même succès. Mais il faudrait également étudier les réceptaires variés qui sont conservés et qui font état de la même tradition plinienne.

Les divers textes dont il a été question ne circulaient pas de manière uniforme, mais furent au contraire largement remaniés. Par exemple, Arsenio Ferraces Rodriguez a montré la « christianisation » du texte consacré au blaireau, par l’insertion de prières chrétiennes[[Id., « Remedia Bodleiana de Taxone : una retractación cristiana de la epístola de Hiparco a Octavio sobre el tejón », Mediaeval Studies, 71, 2009, p. 1-21.]]. Je voudrais aborder cette question de l’évolution du texte par l’étude du Bestiarius de Saint-Gall. Le Bestiarius (titre donné par le manuscrit lui-même) est un texte consacré à l’usage médicinal des animaux, contenu dans un manuscrit de l’abbaye de Saint-Gall (Saint-Gall, 217, p. 288-292, 323-334). Celui-ci, peut-être issu d’Italie du Nord vers 800, serait arrivé peu après dans l’abbaye suisse. Le latin du Bestiarius est très tardif, parfois difficile à comprendre. Dans le manuscrit, le Bestiarius suit un autre texte, le Botanicus de Saint-Gall. Ce dernier, qui a déjà été édité deux fois (au contraire du Bestiarius), est à juste titre considéré comme une adaptation de l’Herbarius du Pseudo-Apulée. Quant au Bestarius, il est généralement mis en relation avec le texte de Sextus Placitus. Or, une étude plus précise du texte montre qu’il s’agit d’une version très divergente de Sextus Placitus, pratiquement d’une oeuvre originale.

Tout d’abord, outre l’homme lui-même, certains animaux disparaissent (par rapport à Sextus Placitus : le bélier, l’éléphant, le chat, le loir, l’épervier, la grue et la poule). Au contraire, le cheval sauvage, le chevreuil, la taupe, un insecte (le grillon), et quelques oiseaux (la grive et le paon) trouvent place dans le Bestiarius. Il ne reste qu’un seul animal exotique, le lion (qui apparaît déjà ici comme le premier des animaux, celui « qui peut tuer les autres bêtes »). En conséquence, si on ne peut conclure à la prédominance d’une faune locale ou alpine (ce qui fut constaté au sujet des plantes du Botanicus), il s’agit néanmoins vraisemblablement pour l’essentiel de produits disponibles localement.

L’exemple d’une recette tirée de l’âne montre la parenté du Bestiarius avec Sextus. La copie est ici assez précise, puisqu’elle rappelle les quantités exactes de sang d’âne à utiliser. Bestiarius : A febris cottidianas asinis sanguinis de auricula guttas III. aut quatuor in vino dabis ei bibere dolorem tollit. Sextus : Ad febres cotidianas. Asini sanguinis de uena auriculae guttas III aut IV, mixtum in uino ciatis II, potui datum, resistit febribus.

++++

D’autres recettes sont moins fidèles, à l’exemple de l’une d’entre elles concernant le cerf, et visant à raffermir les dents branlantes : Ad dentes qui moventur. Cornu cervuno conbustum in cinere eius pulvere dragma I. vino ciato I. aquaciatus II. mel ciato I. potui dabis miraveris effectum. Chez Sextus Placitus, une recette (presque) similaire est en réalité destinée à la jaunisse et aux coliques : Ad morbum regium. Cornus cervini pulverem dragmam I cum vini ciato I et aquae ciatos II potui dabis, miraberis effectum bonum. Eadem ratione ventris solutionem cohibet. Sextus préconise effectivement également la corne de cerf pour raffermir les dents, mais sous forme de dentifrice : Ad dentes, qui moventur. Cornu cervi conbustum dentes, qui moventur, confirmat, si eo pro dentifricio, cinere eius usus fuerit.

Outre les recettes modifiées, on trouve dans le Bestiarius un nombre important de recettes à priori totalement originales. C’est forcément le cas pour les animaux qui ne se retrouvent pas chez Sextus Placitus, mais on trouve également des recettes originales pour des animaux déjà cités chez ce dernier auteur, à l’exemple de la belette ou des oiseaux.

On constate, de manière générale, la brièveté des recettes et leur extrême simplification. L’auteur privilégie par ailleurs certaines maladies ou gênes physiques, citées plus souvent que les autres : la guérison des narines malodorantes, mais aussi les morsures de serpents et les problèmes oculaires. Et il fait enfin état de pratiques magiques parfois assez difficiles à comprendre, par exemple : Si quis cum alio homine rixa habuerit ossibus aquile pulvere facis ovas formicirias teneras integras in ovo mittis sic pulverem manducet cum tibi peccatus fuerit aceto dabis ei bibere. De telles pratiques magiques ne sont pas du tout exceptionnelles dans les textes du Moyen-Âge issus des monastères, et on trouve des recettes différentes mais dans le même esprit magique dans d’autres réceptaires de Saint-Gall.

Si une partie de ces recettes provient de Sextus Placitus, que dire des recettes originales? De manière générale, nous restons dans une tradition médico-magique proche de Pline. Mais une tradition très déformée, évoluée, qui ne se raccroche pas directement à Pline lui-même, ni à ses dérivés, ni à aucun des réceptaires variés que nous avons pu consulter. Il est donc probable que le Bestiarius fait état d’un niveau d’adaptation supplémentaire de la tradition médico-magique plinienne.

La seconde période du Moyen Âge est marquée par un changement qualitatif de la place des animaux dans la médecine, suite à la (ré)introduction d’œuvres comme celles d’Aristote, de Galien, d’Avicenne, mais aussi des Cyranides. Quelques-unes des traditions médico-magiques pliniennes apparaissent cependant encore dans des domaines à priori assez inattendus. Tout d’abord, dans les riches bestiaires, qui ne sont pas des ouvrages à vocation médicale. Selon Pline, en effet, si un homme souffrait de maux d’intestins, on pouvait presser un chiot sur son ventre ; le chiot gagnait alors la maladie. Les bestiaires font état au sujet du chien de deux traditions « médicales » : le chien se guérit en se léchant, et par extension il guérit aussi les plaies de l’homme en le léchant ; le chiot, attaché au ventre du malade, guérit celui-ci. Certains bestiaires, mélangeant les deux traditions, évoquent aussi la langue du chien qui guérissait les intestins. D’autres animaux, dans les bestiaires, ont une tradition médicale : entre autres le cerf et ses cornes, le castor et ses testicules et l’éléphant et ses poils et os brûlés.

Par ailleurs, selon certains illustres chirurgiens de l’école de Salerne, lorsque les intestins du patient sortaient du ventre suite à une blessure, il fallait les réchauffer et les ramollir en posant un animal ouvert sur les intestins du blessé. Une miniature d’un traité de chirurgie du XIIIème siècle (Bibl. Casanatense, 1382, fol. 23v) illustre l’acte chirurgical par l’usage d’un chiot (cum catulo). L’usage spécifique du chiot laisse croire que l’on se trouve face à la rationalisation d’une croyance « magique » antique. D’autres animaux utilisés en chirurgie sont le porc et le coq.

Notons enfin qu’une partie de l’oeuvre d’Hildegarde de Bingen, le De Physica, est consacrée à l’usage médical des animaux. Ses sources sont très diverses, mais Hildegarde montre une profonde originalité et parfois une grande divergence par rapport à la tradition, qu’elle soit plinienne ou salernitaine. Par exemple, elle ne reconnaît au chien, comme seul usage médical, que sa langue guérisseuse ; le reste ne vaudrait rien, serait même considéré comme du poison, alors que le chien fut largement utilisé dans tous les domaines de la médecine et à toutes les époques. Par contre, faire brûler de la corne de cerf serait très utile pour faire fuir les esprits de l’air, empêcher les envoûtements et chasser les vermines. Elle incorpore également des « nouveaux » animaux, qui se détachent de la culture méditerranéenne (tels les aurochs, ou les bisons), et effectue des distinctions entre la valeur médicinale des diverses fourrures et peaux animales.

Rechercher sur le site

Rechercher