1989 – 12(2)

Première partie du texte de Jean Pelseneer

Aventure essentiellement intellectuelle, sans fonction humaine ni sociale, activité démoniaque et conséquemment aristocratique et révolutionnaire[[ J. Pelseneer: «La psychologie du savant de génie» (Janus, LI, 1, 1964; pp. 62-64). ]] la science ne reflète pas l’expression stricte de la société: le savant ne se voit guère assujetti rigoureusement à son conditionnement politique, économique ou social. Le progrès scientifique est le fait de fortes, d’éminentes personnalités; c’est pourquoi on ne trouvera pas moins de quelque 120 d’entre elles nommées pour la période 1914-1964, dans la manière de dictionnaire formant la 2ème partie de notre chapitre.

Néanmoins, des constantes se manifestent, révélées par l’histoire des sciences comparées; l’ordre dans lequel nous les mettons en évidence, dans le cas de la Belgique, ne se prétend pas une hiérarchie.

1. D’une vaste enquête portant sur la période d’environ deux siècles qui s’étend grosso-modo de 1670 à 1870, l’historien des sciences Alphonse de Candolle[[ Histoire des sciences et des savants depuis deux siècles, Genève, 1873; 2e édition, 1885. ]] a conclu que deux conditions au moins doivent se trouver réunies pour qu’à l’époque moderne une nation soit prospère au point de vue scientifique: il faut que son territoire soit de dimensions restreintes, et il convient encore que, plutôt que catholique, cette nation se soit donnée à la Réforme. Dans diverses études, nous avons montré que ce théorème de l’histoire générale des sciences, énoncé par de Candolle, apparaît plus exact et vrai que ne le pensait son auteur: il se vérifie en effet pour la période allant de 1520 environ (début du protestantisme) à 1670, ainsi que pour celle qui s’étend de 1870 à nos jours. A l’exemple de la Grèce classique, la Belgique satisfait à la première des conditions soulignées par de Candolle, alors que la Chine, le monde arabe, l’Inde, la Russie connaissent un sérieux handicap du fait de leur étendue. Le triomphe de la Contre-Réforme a empêché notre pays de satisfaire à la seconde condition; aussi, notre passé scientifique s’en ressent-il, tandis que par exemple la Suède, le Danemark et les Pays-Bas se trouvaient a priori favorisés. On peut montrer d’une manière rigoureuse que la science moderne est née de la Réforme. Ajoutons que les nations catholiques brillent principalement dans les sciences mathématiques et physiques; les nations protestantes au contraire enrichissent surtout le domaine des sciences naturelles et biologiques.

Un cas illustrant de façon frappante la vérité du théorème de de Candolle a été fourni tout récemment à l’échelle, plus vaste, de la France: la première femme entrée à l’Institut de France (Académie des Sciences, 12 mars 1962), la première Française qui s’y fût vu offrir un fauteuil (que ni Mme Curie, ni Mme Joliot, ni, dans d’autres domaines, Colette ou Marie Laurencin ne purent obtenir) est une physicienne[[On lui doit la découverte de l’élément francium. ]] protestante; or, la proportion des protestants dans l’ensemble de la population française, en 1962, étant d’environ 1/55 (en Belgique, la proportion des protestants est beaucoup moindre: 0,8% seulement), il n’y avait qu’une chance sur 55 pour que ce choix se réalisât.

Mais procédons à une comparaison détaillée des niveaux scientifiques respectifs des Pays-Bas et de la Belgique au 20e siècle, sur la base assez objective de l’attribution des prix Nobel dans les trois domaines des sciences (physique; chimie; physiologie ou médecine) où ces hautes distinctions sont décernées. Dès 1901, première année de l’attribution des prix, un Néerlandais (van’t Hoff) est couronné; en 1902, deux Néerlandais (Lorentz et Zeeman) obtiennent la récompense. En 1910, Van der Waals, et en 1913 Kamerlingh Onnes, mettent à nouveau les Pays-Bas à l’honneur. En 1919 le Belge Jules Bordet (voir ce nom dans la 2ème partie) se voit accorder le premier prix Nobel récompensant le mérite scientifique d’un de nos compatriotes. Puis, le temps suivant son cours, trois Néerlandais encore sont distingués: en 1924 Einthoven, en 1929 Eijkman, en 1936 Debye. En 1938, pour la seconde fois, un savant belge, Mr. Corneille Heymans (voir ce nom) obtient le prix Nobel de physiologie et de médecine (attribué en 1939), tandis qu’en 1953, un physicien néerlandais (Zernike) se voit une fois de plus couronné. Ainsi, de 1901 à 1964, des prix Nobel sont allés 9 fois à des Néerlandais et 2 fois à des Belges. Confirmation remarquable donc du théorème de de Candolle; dans le cas de deux nations d’étendue et de population sensiblement égales, la nation protestante l’emporte dans le rapport de 4,5 à 1 sur la nation catholique, rapport que ne peut évidemment expliquer le très léger avantage de la population et de la superficie. Or, ce qui atteste que le succès dans la recherche scientifique ne dépend que médiocrement des possibilités financières, c’est qu’en 1953 précisément, année où un savant néerlandais obtint la dernière fois un prix Nobel, la Belgique dépensa pour la recherche scientifique pure 182 millions, et les Pays-Bas, la même année 1953, 106 millions; l’effort financier belge fut conséquemment, en 1953, 1,7 fois plus important que l’effort néerlandais; mais en vain.

C’est évidemment dans une liberté intellectuelle plus considérable caractérisant les nations protestantes, que réside l’explication du rang et du niveau relativement médiocres, depuis le 16e siècle, des nations catholiques, comparées aux premières. Aujourd’hui, on mentionne souvent la physique comme un exemple de la façon peu satisfaisante dont la science est cultivée en Belgique; le lecteur aura noté plus haut que notre pays n’a jamais obtenu, en 64 ans, de prix Nobel de physique. Pourquoi nos deux physiciens théoriciens le plus distingués, MM. Léon Rosenfeld et Léon Van Hove (voir ces noms dans la 2me partie), ont-ils, comme autrefois Stevin et les Bernoulli, choisi la liberté, l’un quittant l’université de Liège, l’autre renonçant à ses fonctions à l’université de Bruxelles? Il serait faux et désobligeant d’invoquer des motifs d’ordre économique pour expliquer l’attitude de ces deux savants d’une exceptionnelle valeur; l’affaire Van Hove, en particulier, est une affaire d’intolérance intellectuelle. Demandons-nous encore pourquoi ces deux remarquables physiciens ne sont pas allés poursuivre leur carrière à Paris, Rome ou Madrid? Mr. Rosenfeld a enseigné successivement à Utrecht, Manchester et Copenhague, et Mr. Van Hove à Princeton, Utrecht et Genève (C.E.R.N.); au total, cinq villes sises en autant de pays protestants ont bénéficié de l’apport de nos deux compatriotes, et trois de ces nations sont de faible superficie; on voit, par ce nouvel exemple, que le théorème de de Candolle se trouve strictement vérifié dans les moindres détails.

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