1989 – 12(1)

La logique mécanique du Componium

Victor-Charles Mahillon, le fondateur et premier conservateur du Musée Instrumental de Bruxelles, écrivait en 1880 :

« L’évaluation du nombre de morceaux différents que peut exécuter le Componium a été soumise au calcul, elle a donné pour résultat le chiffre suivant : 14.513.461.741.527.824
En supposant donc qu’il faille cinq minutes pour l’exécution d’un morceau, il faudrait au-delà de 138 trillions d’années pour épuiser toutes les combinaisons »[[V.-Ch. MAHILLON, Catalogue descriptif et analytique du Musée Instrumental du Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles, Bruxelles, 1880, rééd. anast., Bruxelles, 1978, t.I., p. 449-456, et en particulier p. 452. ]].

Les techniciens acceptent sans trop de scepticisme ces chiffres rejoignant l’asymptote des géomètres, mais les compositeurs, les musiciens éprouvent quelque peine à admettre qu’une machine puisse défier l’enseignement des règles musicales. Le Componium date de plus de 150 ans. Sa réalisation anticipe les créations les plus sensationnelles de notre siècle dans le domaine de l’automatisme, mais aussi les travaux des aléatoristes.

Le « facteur aléatoire » du Componium a été étudié par Stan Sek, sous la direction du Professeur Jean de Prins de l’Université Libre de Bruxelles. Les conclusions du rapport indiquent que le mécanisme du Componium n’est pas aléatoire et qu’il existe de fortes corrélations dans les séquences de déplacement ou de non-déplacement. Nous avons eu l’occasion, toutefois, de faire quelques observations relatives aux conditions d’expérimentation. En effet, l’expérimentateur a observé le Componium en marche et a relevé, sur un échantillon de 451 situations, les cas où le levier pénètre dans un secteur évidé du disque, en leur donnant le chiffre 1, et les cas où le levier butte contre un secteur plein, en leur donnant le chiffre 0. Les résultats furent certainement influencés par l’état de la mécanique au moment de l’expérience. L’encrassement des pièces, en particulier de la poulie folle, a freiné la course au détriment du facteur aléatoire.

Quoi qu’il en soit des séquences de translation, la musique a dû être arrangée sur les cylindres de manière à tolérer tous les ordres de permutation possibles. On pose ici la seconde énigme du Componium : sa musique.

Ars combinatoria ou la logique musicale

C’est en examinant quelques jeux de hasard musicaux que l’on se met en mesure de mieux comprendre la logique musicale du Componium. Le dispositif mécanique laisse au hasard le choix de telle ou telle combinaison des cellules musicales, par conséquent, celles-ci doivent être écrites de manière à pouvoir être permutées.

Vers le milieu du XVIIIe siècle, on vit apparaître en Europe des jeux musicaux dont le succès international est attesté par le nombre des éditions en langue originale et en traduction. Ces jeux de dés ou de cartes avaient pour objet de permettre à toute personne ignorante de la musique, de composer des petites pièces dans le genre des menuets, marches, polonaises, contredanses, Walzer, Schleifer, etc. Loin d’être l’unique objet d’un pur divertissement, comme l’écrivit Leonard Ratner [[L. RATNER, « Ars combinatorial » : Chance and Choice in Eighteenth century Music, dans Studies in Eighteenth-century Music: a Tribute to Karl Geiringer on his seventieth Birthday, Londres, 1970, p. 345. ]], ce genre de spéculation sur les règles de la composition musicale était en accord avec l’esprit rationaliste de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce n’est pas un hasard si les traités théoriques, les ouvrages de critique musicale de l’époque contiennent presque tous des discussions plus ou moins étendues sur des sujets de mathématiques. Les ouvrages de Friederich Wilhelm Marpurg (1718- 1798), sont remplis d’analyses mathématiques de la musique [[Voir F.W. MARPURG, Kritische Einleitung in die Geschichte und Lehrsätze der alten und neuen Musik, Berlin, 1759, et du même: Anfangsgründe der theoretischen Musik, Leipzig, 1757; Hrn. d’Alembert systematische Einleitung, in die musicalische Setzkunst, nach den Lehrsätzen des Hrn. Rameau, Leipzig, 1757; Handbuch bey dem Generalbasse und der Composition mit zwey-drey-vier-fünf-sechs-seiben-acht und mehrern Stimmen, Berlin, 1755-1760; Abhandlung von der Fuge nach den Grundsätzen und Exempeln der besten deutschen und ausländischen Meister entworfen, Leipzig, 1806; Versuch über die musikalische Temperatur, Breslau, 1776. ]]. D’autres, comme Jean Philippe Rameau, ont mis plutôt l’accent sur les liens qui unissent la musique et les sciences naturelles. Mais cet engouement caractéristique ne se limite pas à la sphère étroite des érudits et des savants; le public lui-même se montre enthousiaste et prend plaisir à solutionner les rébus. Bien entendu, la séparation et la codification des éléments musicaux qui sont à la base de chacun de ces jeux n’étaient possibles qu’en raison de la nature simple et symétrique de la musique rococo. Même en 1821, lorsque Winkel achève son Componium, la musique notée sur les cylindres improvisateurs reste élémentaire, surtout du point de vue harmonique.

Nous avons connaissance actuellement d’une vingtaine de jeux de hasard musicaux, imaginés entre 1757 et 1812, parmi lesquels certains n’ont pas été conservés; mais ceux qui ont été publiés et dont on possède des exemplaires suffisent à évoquer cette curieuse pratique de la musique qui s’est répandue jusque dans les premières décennies du XIXe siècle et dont le Componium est en fait l’illustration mécanique et automatique.

Le premier jeu connu fut composé par Johann Philipp Kirnberger (1721- 1783) et servit de modèle à la plupart des jeux imaginés par la suite. Kirnberger lui-même écrit cependant qu’on lui avait fait naître une idée fort imparfaite de ce jeu. La Bibliothèque Royale de Bruxelles conserve un exemplaire d’une version française: L’art de composer des menuets et des polonoises sur le champs[[Bibliothèque Royale Albert Ier. Bruxelles, Fonds Fétis, 6838. ]]. Dans son avertissement, le compositeur écrit:

« Les notes qui suivent (…) sont les matériaux d’une infinité de polonoises, de menuets et de trios qui en dépendent. Il ne faut que des Dés, savoir conter et écrire des notes pour se voir en état de composer sur le champ autant de petites pièces qu’on voudra, et cela au moyen d’un ou de deux dés ».

Plus loin, il ajoute:

« Au reste, le silence que l’on se prescrit ici au sujet du titre qui décore cette bagatelle ne doit point tirer à conséquence pour les compositeurs de profession, auxquels ce badinage ne sauroit être de grands secours (…). Ceux dont la vocation est d’entretenir par la danse, les compagnies qui aiment cette sorte de récréation, trouveront toujours dans ces feuilles un fonds inépuisable de nouvelles provisions, en cas que les pièces de redoute, que leur aura fourni le dernier Carnaval, ne leur suffisent pas pour toute une année (…). Si, malgré ce fidèle aveu, il se trouvait encore quelqu’un qui ne crut devoir honorer cette bagatelle que d’un ris moqueur : l’auteur avoue sincèrement qu’il a ri lui-même de tout son cœur, lorsqu’après avoir consacré quelques veilles à la correction et à l’exécution de cette pièce (…), il s’aperçut qu’il y avoit si bien réussi ».

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