1987 – 10(2/3/4)

Il faut néanmoins nuancer les choses. Ainsi dans la vallée du Rognon, dans la Haute-Marne, des forges installées, en particulier, entre Is-en-Bassigny et Bourdons-sur-Rognon utilisent-elles des roues hydrauliques, mais dans cette même vallée les ateliers des artisans couteliers sont en fait implantés de dix à quinze kilomètres du cours du Rognon. Nous en avons localisé pour le 19e siècle neuf villages se trouvant dans ce cas. Par ailleurs, l’existence d’une rivière ne résoud pas tout, s’agissant d’un artisanat domestique et rural. Outre le problème d’amenée d’eau, il faut tenir compte de la complexité et du cout d’une roue hydraulique, et de la maçonnerie nécessaire pour sa mise en place. La roue à manivelle ou à chien est plus simple à installer, et même à fabriquer.

Ainsi, par exemple, Jean-François Hirsch parle dans son Coutelier d’un artisan qui « … lui va se contenter, pour faire mouvoir la « roue d’écureuil » solidaire de sa meule, d’un simple chien ». Et ce mode d’entraînement du tambour de la meule existera conjointement avec le développement des nouvelles forces motrices « puisqu’on pouvait encore le voire en Haute-Marne ou en Poitou, en action, au début de ce siècle ».

Le Dictionnaire des Arts et Manufactures de Laboulaye, déjà cité, signale également, à propos des moyens utilisés par les couteliers, des roues à chien. Enfin, un dessin de 1895, exécuté d’après une photographie, figurant dans l’ouvrage de Camille Page La coutellerie montre l’agencement d’un atelier à Mandres, au nord de Nogent-en-Bassigny, atelier dont ma meule est mue précisément par une roue à chien. Roue semblable à celle qui équipe un atelier de coutellerie de Châtelleraut, reconstitué pour l’Exposition Universelle.

Ces deux documents se rapportent aux deux pôles géographiques de l’activité coutelière cités précisément par J.-F. Hirsch, la Haute-Marne et le Poitou. D’une part le plateau de Langres, le Bassigny et en particulier sa vallée du Rognon, d’autre part la vallée du Clain et les plaines du Haut Poitou, lieu de transit de compagnons allant vers Bordeaux et Nantes.

Dans le Bassigny l’activité artisanale des couteliers va se prolonger jusqu’aux débuts du 20e siècle. Dans un document inédit le maître coutelier Favard, originaire de Forcey, raconte les exploits du chien Turco tournant vers 1919 dans la roue de la « fabrique » de son grand-père maternel Ludovic dit Lovic Moussu coutelier à Donnemarie. Et vers les années trente-quarante, Roger Lecotté, l’éminent ethnologue, peut encore voir à Bourdons-sur-Rognon, chez un artisan coutelier, une roue à chien. A quelques kilomètres de là, à Millières une autre roue, mue par Pirame, le dernier chien des époux Voillemin, ses propriétaires s’est arrêtée de tourner en 1939, peu avant la guerre et cette roue existe encore.

4. La roue et les roues

L’utilisation du bois comme matériau de construction des roues n’a pas facilité leur conservation dans le temps. Celles qui existent encore sont assez récentes ou, encore, reconstituées. C’est donc surtout à partir des dessins et des gravures que l’on peut tenter d’établir une classification sommaire des roues à chien. Heureusement, et ceci simplifie cette tache, les domaines d’utilisation, les plus connus, des générateurs de force motrice animale se limitent pour les chiens à la laiterie, à la clouterie et à la coutellerie. A chacun de ces domaines correspond d’ailleurs, un type de roue particulier, résultant de l’adaptation de ce procédé aux besoins spécifiques de chacune de ces utilisations.

Les roues utilisées dans les laiteries pour le barattage pouvaient difficilement entraîner des barattes de grande dimension, donc lourdes. Par contre elles pouvaient être adaptées aux barattes à batteurs oscillants. Dans Le Messager (« Verkündiger ») revue hebdomadaire pour « l’enseignement, l’explication et la distraction », édité à Nuremberg, on trouve en 1798 la description d’une roue utilisée aux Pays-Bas et dans certaines provinces néerlandaises pour actionner des barattes. Grâce à ce document nous savons que la conception de ces roues dérivant de celle des treuils mus par des hommes. Et, de fait, son diamètre dépasse déjà la taille d’un homme (huits pieds soit plus de deux mètres et demi) pour une largeur de la jante de l’ordre de soixante-cinq centimètres (deux pieds). Le chien devait y être à l’aise même s’il était « gros et fort » choisi parmi « les chiens de boucherie » (!!!) Pour l’obliger à avancer sans cesse on l’attachait à une laisse de manière à ce qu’il reste suspendu en cas d’arrêt. La roue réalisée au moyen de minces planches de sapin était munie, sur sa jante de gradins, assurant une bonne prise pour les pattes de l’animal. Le batteur était relié à une barre oscillante abaissée par des chevilles disposées sur le pourtour de la jante. Quant au chien, il est dit qu’il s’habituait assez bien à sa tache, stimulé la récompense, sa nourriture à la sortie de la roue, après plusieurs heures de travail; nous y reviendrons. Cette utilisation des chiens actionnant des barattes (à beurre), est aussi signalée, pour le nord de la France, par Monsieur H. Raulin, maître de recherche honoraire au C.N.R.S.

Les dimensions des roues en usage chez les cloutiers sont, dans l’ensemble, plus réduites. Leur diamètre, de l’ordre de un mètre et demi, dépasse rarement deux mètres. Ces roues, d’après les documents disponibles, sont munies de quatre rayons. Une manivelle, solidaire de l’axe commande le déplacement, par l’intermédiaire d’une barre ou d’une corde, d’un fléau pivotant lié au soufflet de la forge. De par la dimension de la roue, la position de la manivelle par rapport au sol permet la mise en route manuelle de l’installation afin de soulager, s’il y a lieu, le chien dans l’effort qu’il doit fournir pour démarrer la rotation de la roue. Cette même manivelle peut servir pour faire fonctionner la forge en cas de défaillance d’un animal. En effet, même parfaitement dressés les chiens peuvent, en période de rut – chaleurs ou folies -, quitter brusquement leur travail, en oubliant le plaisir de la récompense ou le danger d’une punition.

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