1986 – 9(1)suite

Les problèmes de méthode

1. Une première critique opposée à l’histoire orale est bien évidemment de l’ordre du temps: il serait impossible de remonter bien loin par ce biais. Or, dans le domaine de la tradition orale, on a montré la possibilité de remonter parfois de plusieurs siècles. J. Van Sina (1961) en Afrique Centrale, Ph. Joutard (1977) dans le Massif Central camisard (17e-18e s.) en apportent des preuves. Il m’est arrivé d’entendre parler de la révolution de 1830 par un vieil habitant de Bruxelles, se référant à une tradition familiale. D’un point de vue plus courant, il est possible (tant que les modifications intervenues dans la culture de nos sociétés, dans les transformations des modes de communication et d’information ne les ont pas bouleversées) d’obtenir encore des relations transmises par des grands-parents, voire de arrières-grands-parents, remontant à un siècle; des informations obtenues des « formateurs » (enseignants, ouvriers plus anciens, personnel de maîtrise) remontant à la période d’avant la première guerre mondiale. De plus dans leur travail de compréhension, d’analyse du présent, les sociologues préparent aux historiens de demain des sources riches et variées, leurs prédécesseurs ont laissé aux historiens d’aujourd’hui des retranscriptions directes ou interprétées des sources orales anciennes.

2. Le monde industriel, celui des techniques, celui du travail imprègne t-il les consciences au point d’en faire un élément majeur de la mémoire ? Probablement plus que beaucoup d’autres aspects de la vie dans la mesure où ces mondes participent au quotidien, régulièrement répété et qui imprègne durablement sinon définitivement les consciences de ceux qui les pratiquent. Plus, ces éléments font partie d’une culture dont il est question rarement mais qui reste très vivante et qui rapproche les acteurs, même si leurs statuts sont très variés ou parfois même conflictuels.

A. Delattre (1965) ancien mineur devenu ministre socialiste du Travail, souligne dans ses « souvenirs », affirme que c’est le travail de la mine qui l’a rapproché de M. L. Gérard, ingénieur des mines devenu ministre des Finances, conservateur voire réactionnaire. Lors de la diffusion des émissions 150 ans de vie quotidienne en Wallonie (RTB Namur, 1980), la parole a été très classiquement confisquée par des « notables » habitués à s’exprimer (enseignants, ecclésiastiques, fonctionnaires), pourtant, lorsqu’il a été question de la mine, le central téléphonique a été réellement submergé d’interventions « techniques » de mineurs de divers bassins, comparant leurs diverses pratiques. C’est la seule et unique fois où des ouvriers, nombreux, sont intervenus sur antenne.

3. La mémoire orale n’est-elle pas, par essence, difficilement contrôlable et porteuse des écarts les plus considérables par rapport à la réalité, comparée à d’autres sources d’information? D’un point de vue théorique, rien ne permet de privilégier la mémoire écrite par rapport à la mémoire orale. Elles sont toutes deux perturbées par de nombreux filtres et d’importants brouillages.

Rien ne permet non plus de privilégier n’importe quelle source écrite par rapport à une source orale: l’une et l’autre doivent être soumises aux principes de base de la critique historique. Ce qui est écrit n’a pas, en soi, plus de valeur, plus de réalité que ce qui est retenu dans les mémoires. Je me souviens en particulier d’une brillante démonstration du professeur P. Bouvier disséquant impitoyablement un bilan du Crédit Lyonnais de la fin du 19e siècle et démontrant en quoi il était faux en raison d’erreurs, de la méconnaissance de la situation réelle de la banque, de la volonté délibérée de ne pas informer clairement les actionnaires de cette situation.

Ceci n’empêche pas que la mémoire orale doit être analysée, critiquée avec un maximum d’attention. Luc De Heusch a bien critiqué J. Van Sina, déjà cité, en relativisant l’historicité de la tradition orale et en soulignant en quoi elle est beaucoup plus porteuse de mythes et de légendes. Mais en cela même, elle est intéressante et permet à l’historien d’envisager les éléments du réel qu’elle véhicule mais aussi les mythes en les décrivant, en les interprétant et en éclairant leur fonction dans le récit [[Citons ici quelques ouvrages-cadres pour l’interprétation de la mémoire orale: M. Halbweghs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, 1975 (réed.); A. Leroy-Gourhan, Le geste et la parole, 2 vol. Paris, 1965; P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris 1982 R. Thompson, The voice of the past, Oxford, 1978. Voir aussi divers textes édités dans Mémoires Collectives, Actes … op. cit. P. Charaudeau Langage et discours. Paris 1983.]].

4. Les pratiques de l’enquête orale sont aujourd’hui bien établies et des modèles existent pour chaque type d’entre elles. Tout en étant personnellement persuadé qu’il faut croiser dans tous les cas un maximum d’informations en présence de sources d’ordre varié, (oralité, textes, objets, iconographies, monuments … etc), je pense que l’on peut distinguer:

a) l’utilisation classique du témoignage oral recherché pour compléter et enrichir l’information obtenue par les voies traditionnelles. la plupart des historiens ont recours aujourd’hui à cette pratique dans le domaine contemporain.

b) l’utilisation de quelques témoins privilégiés qui, en raison de leur statut, de leur place dans un système étudié sont censés apporter des informations indispensables. Tout réside bien sûr dans le concept même de témoin privilégié que d’aucuns récusent par ailleurs en craignant qu’en choisissant son interlocuteur, le chercheur n’expose en fin de compte, par ce biais, que l’a priori qu’il véhicule lui-même.

c) l’approche quantitative qui tend à multiplier les témoins entendus afin d’élargir au maximum l’information: interroger, par exemple, tous les habitants d’un village à propos de ce village, ce qui n’a d’intérêt que dans une perspective d’animation et non de recherche. Il est possible de privilégier certains témoignages ou d’établir ce que les sociologues appellent un quota qui doit en principe apporter l’information recherchée. D. Bertaux (1976) a montré dans ce cas le phenomène de saturation. Quand un certain nombre de personnes de même statut sont interrogées sur les mêmes questions, on se rend compte qu’au bout d’un certain temps plus rien de neuf n’est obtenu et qu’il suffit donc, selon la nature et la complexité des problèmes, de s’en tenir à un nombre X d’interviewés.

d) Enfin il est possible, en raison de la vie même d’un témoin ou de sa capacité hors du commun à la restituer, de s’attacher à une seule relation dont on tente d’extraire le maximum de signification. C’est le cas exemplaire de Tante Suzanne de M. Catani (1982).

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