1986 – 9(1)

Or, il ya eu, à partir des années soixante surtout, un certain revirement d’attitude à cet égard. Le nouveau bond technologique de cette période dorée, le mythe de la croissance continue, ont attiré, sur les acquis du passé récent – menacés à leur tour de disparition – un autre regard, une nostalgie bienveillante, bref une sympathie et c’est bien là sans doute le mot-clé sur lequel s’est bâti, comme c’est souvent le cas, l’échafaudage rationnel d’une nouvelle discipline: l’archéologie industrielle. Un des « pères-fondateurs » du mouvement, R. Angus Buchanan, ne s’exprimait pas autrement lorsqu’il posait en préalable, pour apprécier le patrimoine industriel ancien, un sens aigu de l’environnement et un penchant favorable aux activités de l’industrie.

D’emblée, je tiens à clarifier ici ma pensée, afin de dissiper toute équivoque. Je n’ignore rien des critiques qui s’adressent, depuis ses origines, à la société industrielle et à son lointain rejeton, la société de consommation. Je ne les partage pas quand elles se refusent à tout bilan objectif ou qu’elles se réfèrent à des modèles dépassés. Je m’y associe lorsqu’elles dénoncent les excès et, parfois, les aberrations de systèmes qui n’ont pas toujours placé le bonheur du plus grand nombre au centre de leur finalité. Mais je me refuse à rejeter en bloc, comme d’aucuns l’on fait, la notion de progrès technique et même de travail, en tant qu’instruments d’aliénation et d’asservissement. Ce ne sont que des instruments: il appartient donc aux hommes d’en faire autre chose, notamment en s’inspirant des expériences du passé, acquises parfois, je le sais, au prix du sang et des larmes. Le progrès technique, c’est à la fois l’émancipation mais aussi le défi.

Ces quelques considérations concourent à rappeler, s’il en est besoin, que l’identité industrielle d’un pays est un acquis précieux, qu’il faut défendre et reconquérir sans cesse parce que rien n’est jamais donné, surtout dans un monde où la compétition des cerveaux et des moyens est plus ardente que jamais. Notre civilisation technique est un fait. Il faut la cultiver avec enthousiasme et vigilance, car elle peut se perdre aussi. L’archéologie industrielle est un moyen d’en préserver la mémoire, tout en formant le public aux valeurs positives de la créativité, de l’initiative et de l’esprit entrepreneurial. Le spectacle et la connaissance des réalisations matérielles engendrées par la révolution industrielle sont de nature à stimuler les imaginations et à éveiller la curiosité de tous ceux, les jeunes surtout, en quête d’un centre d’intérêt voire d’une vocation. Loin d’être une contemplation stérile et ronronnante d’un passé révolu, cette science nouvelle constitue donc un appel à la réflexion permanente sur le phénomène industriel et sur ses implications dans tous les domaines.

Car l’archéologie industrielle, on l’a souvent souligné, représente une des activités les plus multidisciplinaires qui soient. Son objet, à vrai dire, s’est considérablement élargi en une génération. Sans renier le fait que, pour l’essentiel, elle s’attache à la conservation et à la mise en valeur de vestiges industriels, si possible in situ, elle est devenue une sorte de concept-miroir où se reflètent les interrogations, les préoccupations, voire les phantasmes de notre temps ( la part de rêve, ou d’illusions…). La diversité des articles rédigés par des spécialistes belges, qui suivent ce propos liminaire, dira à suffisance la variété des disciplines auxquelles il importe de recourir en la matière : archivistique, histoire et archéologie, sciences et techniques, géographie, architecture et urbanisme, sociologie… Cette approche globale vise non seulement a comprendre le phénomène d’industrialisation dans toutes ses implications mais encore à en intégrer les manifestations ou les séquelles (quand il s’agit de sites désaffectés) dans l’écosystème.

Elle implique, je l’évoquais plus haut, un changement de mentalité à l’égard des artefacts utilitaires, longtemps rejetés par la sensibilité esthétique traditionnelle. Non qu’il faille tomber dans le « panarchéologisme » – compulsion maniaque à tout conserver – ou dans le misérabilisme, fruit d’un snobisme pervers. Mais on reconnaît aujourd’hui, plus facilement que par le passé, qu’il y a quelque grandeur dans le gigantisme usinier des anciennes filatures, du défi et de l’audace dans les structures métalliques des chevalements de mines, de la puissance à l’état brut dans une ancienne poche de coulée, du génie un rien diabolique dans l’agencement tarabiscoté d’une machine d’antan. De là à supplanter le regard fasciné du « Scribe accroupi », les larmes cristallines d’une madone de Memlinc ou bien les éclaboussures de soleil sur une toile de Van Gogh, certains penseront qu’il y a de la marge. Mais personne ne pourra nier l’intérêt et même la charge émotionnelle de ces lieux, de ces appareils créés par des hommes qui les ont, en quelque sorte, sacralisés de leur génie, de leurs joies et de leurs peines.

L’archéologie industrielle est, par essence, démocratique, puisqu’elle réhabilite des valeurs à la portée de tous et que le commun des mortels a contribué à instaurer. Mais elle ne l’est pas seulement au plan du concept. Du point de vue épistémologique aussi, elle supprime les barrières entre amateurs et professionnels, entre scientifiques et non scientifiques, dans la mesure où elle fait appel à des talents divers (l’enquête, la restauration, la gestion) grâce auxquels les spécialistes ne sont ni les seuls à agir ni les seuls à apprécier les résultats.

Il n’en reste pas moins que cette discipline exige une méthode et comporte une problématique spécifique, qui ne peuvent être traitées sans rigueur. La présente brochure fait le point sur la façon dont on s’applique actuellement, en Belgique, à aborder les divers aspects de l’archéologie industrielle. Il s’en dégagera, je l’espère, une méthodologie particulière dont le présent opuscule pourrait être l’ébauche d’un manuel.

Rechercher sur le site

Rechercher