1983 – 6(3)

Il convient de faire ici une remarque. La science-fiction, au vrai, devrait être appelée la technologie-fiction, car c’est évidemment toujours dans le domaine technique qu’une innovation alimente l’inspiration des romanciers de la SF. Voyage interplanétaire, rayon de la mort, robot humanoïde, machine à lire les pensées, à remonter le temps, à franchir la mort, tous les thèmes de la science-fiction, tous sans exceptions, sont des innovations technologiques. Frankenstein anticipe les transplantations d’organes, le Meilleur des Mondes le génie génétique … Qu’il y ait une confusion entre science et technologie dans le domaine, éminemment populaire, de la science-fiction, apporte une justification au concept de « techno-science », développé par Gilbert Hottois (1982). La techno-science est ce que l’homme de la rue (et l’homme de lettres, qui sur ce point ne s’en distingue guère) perçoit du « complexe » science et technologie. Il voit les machines, les applications, les réalisations techniques, mais ignore totalement les concepts, les théories, les méthodes. Ceci est important pour notre comparaison entre HS et SF. Certes, il s’agit de deux « études » du progrès, mais l’histoire des sciences est plus préoccupée du progrès du savoir, et la science-fiction du progrès du savoir-faire.

Ce qui entraîne encore une différence. L’histoire des sciences est plutôt individuelle (nous avons même noté qu’elle se fait volontiers hagiographique), la science-fiction plutôt sociale.

Si le progrès technique intéresse l’auteur de science-fiction, c’est quasiment toujours pour en décrire les conséquences sociales, et l’on a souvent noté que les personnages des récits de SF n’ont généralement pas une très forte consistance psychologique.

Il faudrait dire aussi que quelques esprits se sont réellement passionnés tant pour la science-fiction que pour l’histoire des sciences. Un nom vient ici tout naturellement se présenter aux praticiens de l’histoire des sciences, qui utilisent quotidiennement le très bel ouvrage de référence qu’est l’Asimov’s Biographical Encyclopedia, et qui n’ignorent certainement pas qu’Isaac Asimov est aussi un très fécond auteur de science-fiction. On pourrait, certes, trouver d’autres noms.

Une dernière remarque, encore. La science-fiction n’est pas une invention américaine, mais il est indiscutable que c’est aux Etats- Unis, dans les années d’après la première guerre mondiale, que le genre s’est épanoui. A un point tel que la science-fiction peut être considérée comme un élément essentiel de la culture américaine. L’histoire des sciences a été inventée par un Français, Auguste Comte. Mais l’on doit reconnaître que c’est au Belge George Sarton que revient le mérite d’avoir, précisément aux Etats-Unis, dans les années 1920, été le premier à s’être fait l’apôtre de l’histoire de la science en tant que discipline indépendante, fondée sur des recherches de type académique (Elkhadem et André-Félix, 1975). L’histoire des sciences est florissante en Amérique, comme la science-fiction.

Pour conclure ce parallélisme, rapidement et sommairement esquissé, entre l’histoire des sciences et la science-fiction, il faudrait dire que ces deux contrées que fréquente l’intelligence spéculative – plus systématique là, plus fantaisiste ici – ont en commun qu’il s’agit d’une manière temporelle (diachronique) d’appréhender les sciences et les techniques. L’historien des sciences ne s’intéresse pas au phlogistique, mais il essaye de comprendre le passage de la chimie qualitative (avant Lavoisier) à la chimie moderne, quantitative. L’auteur (et le lecteur) de SF ne s’intéresse ni aux astronefs ni aux automates programmables, mais il essaye d’imaginer le devenir de nos sociétés, quand sera possible la navigation interplanétaire et que les robots seront parmi nous.

L’histoire des sciences et la science-fiction sont des manières opposées, et donc complémentaires, de considérer la science et la technologie dans le temps. Cette discipline (Auguste Comte) et cette fantaisie (Jules Verne) ne pouvaient naître qu’au XIXème siècle: deux styles d’un même questionnement sur la signification et la valeur des techniques, rassemblées en technologie.

Références

K. Amis, 1962. – L’univers de la science-fiction. Trad. par E. Gille. Ed. Payot, Paris,
187 p.

I. Asimov, 1972. – Asimov’s Biographical Encyclopedia of Science and Technology.
The Lives and Achievements of 1195 Great Scientists from Ancient Times to the
Present Chronologically Arranged
. Doubleday & Company, Garden City, N.Y.
(USA), XXVIII + 805 p., ill. ( nouvelle édition, la première date de 1964).

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I. Asimov, 1972. – Asimov’s Biographical Encyclopedia of Science and Technology. The Lives and Achievements of 1195 Great Scientists from Ancient Times to the Present Chronologically Arranged. Doubleday & Company, Garden City, N.Y. (USA), XXVIII + 805 p., ill. ( nouvelle édition, la première date de 1964).

B. Bargiac, 1978. – L’actualisation du virtuel. in C. Biegalski (éd.), Les intellectuels; la pensée anticipatrice. Coll. Arguments, III, Union Générale d’Editions, Paris.

J.C. Baudet, 1981. – Sur le concept d’histoire des techniques. Technologia 4: 27- 34.

J.C. Baudet, 1982. – L’histoire des sciences plus utile que l’histoire des techniques ? Technologia 5: 53-9.

H. Elkhadem & A. André-Félix, 1975. – L’humanisme selon George Sarton, historien de la science. Mém. & Publ. Soc. Sc. Arts et Lettres du Hainaut 86 : 9-26.

G. Hottois, 1982. – Ethique et technique. Bull. Soc. fr. Philo. 76 (3).

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