1981 – 4(2)

Qu’il s’agisse d’apaiser un prurit (techniques du vêtement d’une part, et d’autre part des produits tensio-actifs), d’élever sa glycémie (techniques agro-alimentaires), de soulager la fonction thermo-régulatrice de l’hypothalamus (techniques de construction et physique du bâtiment), c’est toujours un besoin corporel qui est à l’origine de l’activité technicienne.
Première cause d’unicité. Et qu’il s’agisse de tailler un biface ou de dimensionner l’arbre d’une turbine, c’est toujours un raisonnement hypothético-déductif qui conduit à la solution efficace. Seconde cause d’unicité. Corporelle par ses objectifs, rationnelle par ses moyens, la technologie, si l’on ose dire, est doublement une. Mais les techniques qui la constituent sont innombrables: les maisons cachent la ville.

Une histoire ou des histoires de la technologie?

L’idée d’une histoire de la technologie implique un «continuisme» qui opposera à l’histoire descriptive, anecdotique, exhaustive des événements du passé une histoire reconstruite et schématisée. Quel doit être le but de l’historien de la technologie: une histoire évènementielle ou une histoire récurrente?
L’option épistémologique de l’unité de la technologie implique, semble-t-il, le primat d’une conception récurrente de l’histoire de la technologie. Si les techniques sont rationnelles, les méthodes et dispositifs actuels proviennent de l’amélioration de méthodes et dispositifs anciens, et c’est cette amélioration qui est objet d’étude, et non les machines oubliées.

Il est une autre manière de montrer qu’il existe plusieurs discours possibles qui sont autant d’histoires de la technologie. Il y a l’histoire de la technologie faite par les historiens[[Et autres spécialistes de formation à dominante juridique et littéraire: sociologues, économistes.]], celle faite par les ingénieurs (ce sera souvent une histoire à tendance récurrente, au contraire de celle de l’historien, volontiers perfectionniste), celle enfin de l’historien de la technologie [[ Quand il existe. Il n’y en a pas, nous l’avons déjà dit, du moins de jure (c’est-à-dire avec grade et diplôme) en Belgique. D’autres pays, où le nombre d’établissements de niveau universitaire par km² est moins élevé que chez nous, en produisent d’excellents. L’hybridation est délicate. Je ne sais plus qui disait que la médiocrité de la science des philosophes n’a d’égale que l’inanité de la philosophie des savants. Un autre disait que l’historien des techniques parle d’histoire avec les techniciens et de technologie avec les historiens, ce qui est fort confortable. ]]
Ces différentes histoires se complètent et il faut voir, le tout étant ici plus que la somme de ses parties, que l’histoire de l’historien de la technologie est plus que la simple juxtaposition des deux autres. En particulier, c’est elle qui se souciera des perspectives épistémologiques sans lesquelles l’histoire de la technologie ne sera que ce qu’elle est trop souvent: une chronologie illustrée par une hagiographie (la galerie des portraits) et un catalogue (la salle des machines).

L’histoire de la technologie et les autres histoires

Nous avons cité l’ingénieur, l’historien généraliste, l’historien de l’art, l’architecte, le sociologue, le géographe et l’économiste. C’est qu’en effet il s’impose que l’historien de la technologie consulte ces divers spécialistes. Nous ne referons pas ici l’apologie de l’approche multidisciplinaire, à ne pas confondre avec l’impossible polyvalence. Simplement, nous voudrions rappeler cette idée (heureusement, pour beaucoup elle est évidente) que tout problème technique doit être situé dans le temps et dans l’espace, qu’il apparaît dans un contexte socio-culturel, et qu’il entraîne des conséquences économiques et d’organisation spatiale.

L’histoire des techniques n’est donc pas exclusivement l’histoire des techniciens et des machines. Il y a les problèmes esthétiques et urbanistiques: l’histoire de l’art et l’histoire de l’architecture sont inséparables des techniques. Il y a les problèmes sociaux et économiques: l’histoire sociale et l’histoire économique n’auraient pas grand-chose à étudier dans l’ignorance du fait technique.

Il reste une dernière histoire. L’histoire des sciences: les connexions sont non moins évidentes.

Je ne suis pas sûr, dans l’état actuel des cloisonnements universitaires, que tout le monde verra, de prime abord, qu’une croisée d’ogives gothique, une fibule mérovingienne, les statuts d’une association d’ouvriers métallurgistes ou le prix du blé en 1788 sont des sujets d’histoire de la technologie[[ Il faudrait étudier l’association d’idées «technologie-machine», qui révèle une conception singulièrement rétrécie (et erronée) de la technologie.]].

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