Pour exemplaire qu’elle soit, cette histoire (et d’autres du même genre, puisque Démocédès ne se limita pas à cette guérison à la cour du Grand Roi) n’en reflète pas moins la réalité de l’époque, à savoir le déclin de la médecine égyptienne face à l’essor de la médecine grecque, alors plus efficace.
Mis au point très tôt (la plupart des papyrus médicaux égyptiens, même s’ils sont datés du Nouvel Empire, ont vraisemblablement été copiés sur des originaux qui peuvent remonter à l’Ancien Empire) (Lefèbvre, 1956), l’art médical de l’Egypte pharaonique n’avait pas évolué. Comme l’écrit A.-P. Leca (1971), « essentiellement traditionaliste, le peuple égyptien tenait pour prééminents les écrits antérieurs. C’est ainsi généralement, que les textes médicaux se reproduisaient de génération en génération avec, simplement, l’introduction de quelques gloses ».
A l’inverse de la médecine égyptienne, la médecine grecque n’était pas sclérosée. Les médecins grecs n’étaient pas paralysés par le respect des traditions, mais ils se livraient à toutes sortes de recherches personnelles et inventaient des expériences toujours nouvelles. C’est ainsi qu’ils firent faire à leur art d’énormes progrès: on songe, par exemple, à Hippocrate, à Dioclès de Caryste, à Hérophile et à Erasistrate qui, à Alexandrie, contribuèrent au prodigieux essor des connaissances en anatomie et en chirurgie.
Comment la médecine grecque put-elle se développer en Egypte? Alexandre le Grand arrive dans le pays du Nil en 332 et y fonde Alexandrie, qui est une cité typiquement grecque. A sa mort (323), l’Egypte passe aux mains des Ptolémées, et ce, jusqu’à l’annexion du pays par Rome en 30 avant notre ère (toutefois, la langue officielle reste le grec). Ce sont les Ptolémées qui ont créé l’école d’Alexandrie. Celle-ci subsistera pendant près d’un millénaire, jusqu’à la prise de la ville par les Arabes, vers 640, et jouera un rôle considérable dans le progrès des connaissances médicales. On pourrait s’attendre à ce que les médecins grecs installés en Egypte aient été fortement influencés par les méthodes des médecins égyptiens, et que la médecine de l’Egypte gréco-romaine doive beaucoup à la médecine pharaonique. Mais, comme on va le voir au cours de cet article, les emprunts à la médecine pharaonique sont beaucoup moins importants qu’on pourrait le croire.
Papyrus de Strasbourg (inv. gr. 90= I.A. 170), du IIème siècle de notre ère, contenant un manuel d’ophtalmologie.
Dans la médecine de l’Egypte gréco-romaine, il faut distinguer, d’une part, la médecine savante, et, d’autre part, la médecine « traditionnelle ».
Sur la médecine savante, les œuvres littéraires (Celse, Rufus d’Ephèse, Galien, Oribase, Aetius d’Amida, Paul d’Egine) ne nous apprennent pas grand- chose. Pour la connaître, il faut recourir à l’étude des papyrus grecs de médecine que l’on a découverts en Egypte. Souvent seuls témoins d’œuvres perdues, ils constituent en effet un champ d’investigation unique pour les historiens de la médecine: non seulement ces documents de première main recouvrent une période remarquablement longue (du IV/IIIe s. avant notre ère au VIIe s. de notre ère), mais ils illustrent tous les genres médicaux, abordent quantité de matières et attestent un vocabulaire original.
Les papyrus grecs de médecine se répartissent en trois catégories: les papyrus littéraires (fragments d’auteurs, traités anonymes), les papyrus sublittéraires (recettes) et les papyrus documentaires (lettres de malades, de médecins, rapports légaux, documents officiels, inventaires de droguistes).
Alors que les derniers ont fait l’objet de plusieurs études[[Voir, par exemple, la bibliographie citée dans notre Inventaire analytique, p. II. ]], les papyrus littéraires et sublittéraires n’ont été que très partiellement prospectés. Dans le meilleur des cas, des philologues ou des papyrologues sans compétence spéciale en histoire de la médecine ont édité les textes. Au pire, ils sont inédits. Parfois, leur caractère médical n’a pas été reconnu, ou se révèle, à l’examen, erroné ou douteux. Pour tirer parti de ces textes, une étude d’ensemble est nécessaire.
La première étape consiste dans l’inventaire des papyrus dispersés dans le monde, leur déchiffrement sur photographie (qui est, dans bien des cas, plus lisible que l’original), leur expertise paléographique et codicologique. Cet examen n’est pas seulement rendu nécessaire par l’extrême délabrement des papyrus, il permet également d’éclairer la provenance des textes, leur diffusion et leur destination. Dans notre Inventaire analytique des papyrus grecs de médecine (Genève, 1981) [[ Dans la suite de l’exposé, les papyrus sont désignés par les lettres I.A. suivies d’un nombre, qui renvoient aux nos de notre Inventaire analytique.]], nous avons répertorié et analysé 206 papyrus littéraires et sublittéraires relatifs à la médecine.
Leur provenance n’a de valeur qu’indicative car, d’une part, près de la moitié sont de provenance inconnue. D’autre part, la découverte des papyrus est subordonnée aux bonnes conditions de conservation et à la fréquence des fouilles en certains endroits. Parmi les provenances certaines, c’est à Antinoopolis que les papyrus médicaux (surtout du IVe au VIe s.) atteignent la plus grande concentration. Cela n’est pas étonnant, car cette ville fondée par Hadrien (117- 138) en 130 et devenue capitale de la Thébaïde sous Dioclétien (284-305) est parmi celles où l’on a découvert le plus grand nombre de papyrus byzantins [[Voir notre article La « collection médicale » d’Antinoopolis, à paraître dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik. ]]. Les deux autres centres importants de découverte (Fayoum et Oxyrhynque) ont surtout livré des papyrus d’époque romaine (II/IIIe s.).