1982 – 5(3/4)

Si les traités consacrés à l’hygiène et à la conservation de la santé étaient conçus pour répondre aux besoins d’une certaine élite à la fois sociale et intellectuelle, Ibn Butlãn, en adoptant une attitude nouvelle, montre par le choix de sa méthode de présentation, qu’il avait réalisé dès le XIème siècle l’importance de l’aspect social de l’hygiène et de la diététique.

L’originalité de la forme sous laquelle Ibn Butlãn a présenté sa matière contribua certainement, en partie, au succès du Taqwim al- sihha. Cette forme tout originale qu’elle est, n’est néanmoins pas neuve et il est permis de penser qu’Ibn Butlãn connaissait les tables astronomiques qui semblent avoir été la première utilisation de cette présentation synoptique. En effet, Ibn Khaldũn (1938) dans le Prolégomènes signale l’existence de tables astronomiques pour chaque astre dans lesquelles les renseignements étaient disposés en colonnes. Ibn Khaldũn appelle taqwim (rectification) l’usage de ces tables, c’est-à-dire la détermination de la position des astres. Qu’Ibn Butlãn ait eu connaissance de ces tables n’est guère douteux.

L’intérêt de cette méthode de présentation tabulaire apparut de façon immédiate puisque déjà le contemporain d’Ibn Butlãn, le médecin Ibn Jazla (+ 494/1100) adoptait cette présentation pour son Taqwim al-abdãn. Dans le domaine médical, plusieurs autres ouvrages ont été rédigés sous cette forme. D’autres domaines ont également adopté cette présentation nouvelle: la géographie, la pédagogie, la logique, la linguistique, l’agronomie et l’histoire.

Le Taqwim al-sihha fut traduit en latin au cours de la deuxième moitié du XIIIème siècle sous le titre Tacuinum ou Tacuinus in Medicina. On ne peut identifier le traducteur avec certitude. Il semble de toute façon qu’on doive rejeter la suggestion d’une traduction établie au XIIème siècle par Gérard de Crémone. Cette traduction latine, malgré un certain nombre de négligences, est en général fidèle au texte et à la présentation d’Ibn Butlãn. Un nombre élevé de manuscrits atteste du succès que l’ouvrage a connu [[ Ballester (1974), note 234, en connaît 17.]].

Ce succès amena la composition d’abrégés qui ne sont plus qu’un lointain reflet de l’œuvre d’Ibn Butlãn, Ces abrégés sont tous originaires du Nord de l’Italie au cours des XIVème et XVème siècles et on connaît à l’heure actuelle 9 manuscrits de ce type. Dans ce groupe de manuscrits, le texte de chaque table est réduit à quelques lignes qui ne servent plus que de commentaire à de très belles miniatures. Il s’agit en effet de manuscrits de luxe qui intéressent plus l’histoire de l’art que l’histoire de la science et qui ne représentent plus ni la pensée ni la méthode ni les buts d’Ibn Butlãn. Il est assurément impossible de tirer de l’examen de ce groupe de manuscrits une quelconque connaissance de la médecine au moyen âge, ou de la position et de l’orientation scientifique de l’auteur, ou encore de la possible influence qu’exerça le traité.

En 1531 la traduction latine du Taqwim al-sihha fut publiée à Strasbourg chez Johannes Schott sous le titre Tacuini Sanitatis de sex rebus non naturalibus, earum naturis, operationibus et rectificationibus, publico omnium usui conservandae sanitatis, recens exarati, Agentorati apud loannem Schottum.

Au début du XVIème siècle l’intérêt pour l’hygiène et la santé publique s’accrut rapidement: l’aspect social de ces disciplines se répandit largement dans les pays occidentaux influencés par l’humanisme. Hommes de science, humanistes et philosophes, tous prônaient des conceptions nouvelles pour un monde nouveau. La plus ancienne de celles-ci fut baptisée Utopia (1516) par son auteur, Thomas More, et ce fut cet imaginaire pays de rêve que beaucoup suivirent, un pays où l’hygiène protégeait la santé et où la médecine la restaurait, où tout ce qui est nécessaire était disponible, des hôpitaux à l’eau pure, à l’assurance contre la maladie ou la perte d’emploi, aux examens prénuptiaux … Anglais, Français, Hollandais, Italiens ont chacun leur rêve (Brockington, 1965).

Publier le Tacuini Sanitatis dans la première moitié du XVIème siècle s’intégrait donc à ce mouvement général qui tendait à jeter les bases de l’hygiène moderne et de la médecine préventive.

Notre étude de cette édition nous assure que Johannes Schott a employé au moins deux manuscrits latins ainsi que le montrent les variantes qu’il signale ça et là. Il ne s’agit donc pas d’une traduction nouvelle à partir de l’arabe. C’est certainement le succès du Tacuini Sanitatis qui entraîna Johannes Schott à le rééditer en 1533. La même année Schott fit paraître une traduction allemande intitulée Schachtafeln der Gesuntheit. Le médecin strasbourgeois Michel Herr (? 1495 – ?1550) en avait assuré la traduction. Cette traduction allemande repose aussi sur la traduction latine existante et non sur l’original arabe.

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