1989 – 12(2)

En Belgique, dans tous les domaines de l’activité intellectuelle, la liberté des aventures spirituelles est brimée, entravée, l’expression de la pensée est censurée, en raison de l’intolérance cléricale ou au nom du marxisme qui assure la relève du catholicisme en un temps de déchristianisation. Certes le temps n’est plus où un recteur de l’Université de Louvain prétendait mettre en prison un professeur coupable d’avoir timidement suggéré, par le truchement d’un de ses étudiants, que le système de Copernic pourrait bien refléter la vérité[[J. Pelseneer: «van Velden » (Biographie nationale publiée par l’Académie royale de Belgique, t. 26, 1936-1938, col. 562-567). ]]. Mais qu’un malacologiste, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique et correspondant de l’Institut de France, avère le transformisme et l’évolution, l’accès de l’enseignement supérieur lui sera barré: toute sa vie, il se verra contraint d’enseigner la chimie et la physique dans une école normale[[ De même, son cadet de cinq ans, l’illustre historien des religions Franz Cumont (1868-1947) sera amené à faire une carrière prestigieuse à l’étranger. Il n’est pas hors de propos de rappeler que Maeterlinck figure à l’Index-opera omnia-depuis 1914.]]; la persécution, voilà bien le seul aspect vraiment social de la science. Une interprétation astronomique de l’étoile de Bethléem sera frappée d’interdit lors de la discussion d’une communication faite sous les auspices du Comité belge d’histoire des sciences réuni à la Fondation Universitaire[[ Des travaux d’histoire de l’astronomie, datant de la fin du 19e siècle, ont montré que l’étoile de Bethléem était en réalité, soit une conjonction de planètes, soit une supernova. ]]. L’absence de philosophie scientifique apparaît comme une des caractéristiques négatives du milieu intellectuel belge; les rares tentatives dans le sens d’une philosophie scientifique se voient découragées. D’autre part, la nécessité d’une connaissance scientifique de la nation est si peu ressentie, qu’au mépris de la loi on a trouvé naturel de ne plus procéder à un recensement général depuis celui du 31 décembre 1947[[A l’occasion de la grève des médecins (avril 1964), il a été constaté que le nombre de médecins en Belgique n’était pas connu même de façon approximative.]]. Soumission dans toutes les branches de la pensée!… Mais malheur aux nations qui se ruent dans la servitude. Nous aurions pu mettre en épigraphe au présent chapitre ces vers de Hugo:
… quand le lion Belgique,
Courbé comme le bœuf qui creuse un vil sillon,
N’a plus même de dents pour mordre son baîllon … [[ Les Feuilles d’Automne; XL.
On se peut s’empêcher de constater ici que les deux Résistances nées spontanément au cours des deux occupations de 1914-1918 et 1940-1944, sont dépourvues de tout caractère intellectuel. Ces deux mouvements, riches souvent de sacrifices sublimes, furent parfois animés par des intellectuels ou des universitaires en vue. Mais, typiquement, ce qui manqua à ces deux Résistances, c’est un visage intellectuel.]]

Faisons encore remarquer que l’absence de liberté intellectuelle apparaît au niveau de l’étudiant belge, dans l’impossibilité d’un libre choix des branches, c’est-à-dire des maîtres et des cours; ce choix sera strictement délimité par la nature et le libellé des diplômes légaux ambitionnés; au niveau du chercheur belge, dans le fait que certaines orientations ou spécialisations sont interdites: dans la patrie de Vésale, on se verra refuser par exemple le droit de présenter une thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur en histoire de la médecine.

2. Le matérialisme effréné du Belge se trouve à juste titre invoqué pour expliquer la médiocrité scientifique du pays. De tous temps, la Belgique fut, peut-on dire, la patrie du commerce[[La population belge ne représente que 0,3% de la population du monde, mais elle assume 3,5% du commerce mondial. ]]. Peu attiré par les spéculations pures, dépourvu d’idéalisme – le catholicisme belge, on l’a souvent souligné, manque singulièrement de spiritualité-, le Belge vise presque toujours un but pratique immédiat; il a l’esprit positif et réaliste; chez nous, il n’est guère d’autre science que la science appliquée; la création, en décembre 1944, d’un Institut pour l’encouragement de la Recherche Scientifique dans l’Industrie et l’Agriculture (I.R.S.I.A.)[[ L’IRSIA a consacré aux seules recherches agronomiques 132 millions en 1963; 54 centres de recherches agronomiques étaient subsidiés, avec un personnel s’élevant à environ 600 personnes dont 170 diplômés de l’enseignement supérieur.]] et en 1955, de la Fondation Industrie-Université, reflète bien cette tendance; le Laboratoire des Hautes Energies (dont il sera question plus loin) dépend du Ministère des Affaires économiques et de l’Energie, non du Ministère de l’Education nationale et de la Culture; or, en sciences, les facteurs intellectuels et moraux ont plus de poids que les facteurs économiques. Avec une ostentation de mauvais goût rappelant l’ostentation des maisons de la Grand-Place de Bruxelles, le Belge se délecte à faire étalage d’or.
C’est le cas en science, tout particulièrement depuis 1957 (création de la Commission nationale des sciences) et depuis 1959 (création du Comité ministériel, de la Commission interministérielle et du Conseil national de la Politique scientifique); en novembre 1963, le chef du Gouvernement se plaisait à annoncer que les crédits annuels accordés à la recherche scientifique se montaient à quelque 7 milliards[[La totalité des crédits pour l’exercice 1963 accordés par l’Etat pour la recherche scientifique s’élevait à 4.539 millions. En outre, le financement de la recherche appliquée est assuré par l’industrie elle-même, qui y consacre plus de 2 milliards. ]] soit environ 1% du produit national brut[[En 1962, les Etats-Unis ont consacré à la recherche 3% du produit national brut, la Grande-Bretagne 2,5%, et la France 1,5%: nouvel exemple de la supériorité scientifique des nations protestantes. ]]; ces crédits avaient doublé en 5 ans[[L’effectif du corps enseignant de l’université libre de Bruxelles a doublé au cours des 5 dernières années. ]]. Mais l’esprit véritable de la recherche scientifique se voit en réalité si mal compris en Belgique que cette recherche est presque toujours confondue avec la recherche appliquée et la technique, et nous avons montré plus haut qu’une condition essentielle, singulièrement peu onéreuse, du progrès scientifique et culturel, réside dans la liberté intellectuelle.

Deux exemples illustreront notre point de vue.
a) Voici un jeune mathématicien, exceptionnellement doué, Mr. Jacques Tits (voir ce nom); c’est le type de savant qu’une université s’honore en se l’attachant, mais à qui il convenait de ne pas demander plus de dix ou quinze heures de prestation annuelle, de façon à lui permettre de se consacrer entièrement à ses recherches. Chargé au contraire d’un horaire complet et titulaire de cours sans rapports avec sa spécialité et qu’un professeur sans originalité eût pu au demeurant assumer sans grave inconvénient, il accepte l’offre d’une université étrangère soucieuse de mieux utiliser un de nos rares savants dont la réputation est internationale.
b) L’utilité de la science pure et désintéressée, apparemment inutile[[Quelle est, après plus de 4 siècles, l’utilité du système de Copernic (1543) ou, après un demi-siècle, celle de la relativité générale? ]], n’est pas comprise en Belgique; faute d’avoir poussé assez loin le contact avec la science pure, on a vu s’écrouler des ponts du canal Albert, ou retardée de plus d’un an la construction du plan incliné de Ronquières.

Dans ce qui précède, nous avons montré que la pensée ne se laisse pas commander et aussi qu’en Belgique domine, comme disait Maeterlinck, l’atmosphère «chocolat Beulemans». Ceci suffirait à expliquer pourquoi en science, jusqu’à présent, peu de conceptions profondément originales ont, en somme, vu le jour dans notre pays; les savants belges se sont le plus souvent attachés à l’étude de théories ou d’expériences ayant leur origine dans le mouvement scientifique international.

Venons-en à un troisième motif de la modestie de la tenue et de l’effort de la Belgique en matière scientifique.

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