Le Componium à Paris
Dans le courant du mois de novembre 1823, le Componium fut transporté à Paris pour y être exposé. La presse annonça la venue d’un instrument rare, curieux et extraordinaire, auquel elle donnait le nom d’Improvisateur musical. Dès la première, l’orgue fit sensation auprès du public parisien. Le Pavillon de la rue de l’Echiquier devint, pour un temps, le lieu de rendez-vous de la bonne société parisienne. La famille royale d’Orléans, la duchesse de Berry, Balzac, Rossini, Lafont, Le Sueur, Boieldieu, Berton, Catel, Habeneck, Paër, Biot, Breguet et bien d’autres personnalités de la haute société, du monde des arts et des sciences vinrent pour entendre le Componium et félicitèrent Winkel pour son talent. Le presse vantait le savant et ingénieux dispositif qui permettait au Componium d’improviser, de travailler un thème à l’infini sans blesser les lois de l’harmonie et cela, avec une inconcevable variété où régnait cependant l’ordre. A l’exactitude de son jeu, au charme de ses sons, à l’ensemble harmonieux des différentes voix, s’ajoutait cette « faculté prodigieuse d’une improvisation fugitive ».
Pour dissiper certaines rumeurs qui circulaient quant à l’existence d’un compère habilement dissimulé dans l’appareil, les propriétaires du Componium songèrent à le faire examiner par une commission de savants et de musiciens. Il est vrai que l’illusion cultivée par les prestidigitateurs de l’époque, faisait planer une ombre d’incertitude sur le Componium. Le public se souvenait-il du Joueur d’échecs du baron von Kempelen? Le principe d’un personnage vivant caché dans les faux automates joueurs de cartes, d’échecs, dessinateurs, escamoteurs avait été exploité par de nombreux illusionnistes, mais rien de semblable n’avait encore existé avec des instruments de musique dans le genre des orchestrions. Pour couper court aux conjectures, deux membres de l’Académie, Jean-Baptiste Biot et Charles-Simon Catel examinèrent les entrailles de l’instrument et publièrent leur rapport dans la presse. Pour Winkel, cette page était la consécration de son génie de mécanicien. A dater de ce moment, la grande presse et la presse musicale des grandes métropoles européennes relateront l’événement avec éloge.
Après quelques années, le Componium cessa d’intéresser le public parisien. Que l’instrument fût capable d’improviser durant des milliers d’années ne signifiait pas pour autant que son succès fût intarissable.
La descente de rideau
Ce que l’on possède comme informations sur le Componium, après les heures glorieuses du Pavillon de la rue de l’Echiquier, se résume à peu de chose et contraste singulièrement avec l’abondance de la documentation pour les périodes antérieures et postérieures. Commence, pour le Componiurn, une période de cinquante années d’oubli, jalonnée par des séjours dans des entrepôts humides, par des démontages successifs, par des tentatives de restauration intempestives, constituant une longue et destructrice épreuve. Au court de cette période, l’instrument perdit à jamais ses caractéristiques originelles. Des parties seront modifiées, remplacées ou supprimées; d’autres parties, irremplaçables ou irréparables, comme les cylindres, seront maintenues dans leur état défectueux, ôtant irréversiblement à l’orgue les traits de son éloquence musicale.
La première station de ce calvaire nous est rapportée par Pierre Marie Hamel, dans son Manuel du facteur d’orgues : au cours de l’année 1826, le Componium quittait l’affiche des spectacles de curiosité. Les personnes qui avaient prêté les fonds pour sa construction ne se trouvant pas désintéressées par les recettes, le firent saisir judiciairement pour le mettre en vente. Il fut démonté, jeté dans une salle basse, où l’humidité lui causa des dégâts importants[[P. M. HAMEL,Nouveau manuel complet du facteur d’orgues, t. I., Paris, 1849, p. LXV-LXVI. ]].
Vers 1829, écrit Jean Eugène Robert-Houdin cette fois, un spéculateur nommé D …, séduit par les espérances de voir se renouveler à l’étranger les recettes qu’avait produit l’instrument à Paris, l’acheta à un prussien et le transporta en Angleterre. Malheureusement pour lui, au moment où cette poule aux œufs d’or arriva à Londres, Georges IV venait de rendre le dernier soupir. La cour et l’aristocratie prirent le deuil et, selon l’usage, se cloîtrèrent pendant quelques mois. Le spectacle se trouve sans spectateurs [[J.E. ROBERT-HOUDIN, Confidences et révélations. Comment on devient sorcier, Blois, 1868, p. 174-177. ]]. A vrai dire, si l’on en juge d’après les comptes rendus de la presse londonienne, c’est l’instrument lui-même qui avait provoqué la déception des auditeurs, sans doute parce qu’il ne fonctionnait plus aussi bien qu’en 1824 à Paris. Malgré ses étonnantes performances, le Componium ne pouvait plus rivaliser avec les grands orchestrions de production britannique, dans le genre de l’Apollonicon, dont les effets d’imitation d’orchestre avaient atteint un degré élevé de perfection.
Très vite, le propriétaire du Componium jugea prudent de renoncer à une entreprise commencée sous de si mauvais auspices. Il décida de retransporter l’instrument en France. Mais les caisses qui en contenaient les parties furent arrêtées à la douane franco-britannique, car le propriétaire avait oublié de remplir les formalités pour le rapatriement en franchise. En attendant une décision ministérielle, la cargaison fut déposée, une fois de plus, dans un entrepôt humide. L’orgue changea à nouveau de propriétaire. C’est alors que Robert-Houdin se mit en tâche de reconstituer l’appareil. Le célèbre mécanicien et prestidigitateur confessera lui-même que la restauration du Componium fut « un cours complet de mécanique ». Il raconta plus tard la folle présomption qui lui fit entreprendre ce travail.
Le Componium passa encore entre les mains de quelques propriétaires, notamment d’un certain Mathieu de Livran, du grand facteur d’orgue parisien Aristide Cavaillé-Coll, avant d’aboutir dans la collection privée d’Auguste Tolbecque.
Exhumation
Auguste Tolbecque était un violoncelliste d’origine belge, qui s’installa à Niort (Deux-Sèvres) en 1879. Avec la collaboration de quelques artisans, Tolbecque remit le Componium en état de fonctionnement plus ou moins acceptable. Lui revient le mérite d’avoir sauvé le Componium d’une disparition plus que probable. Mais l’instrument porte hélas les stigmates d’opérations regrettables. De nombreuses parties originales ont alors été remplacées par des prothèses qui portent aujourd’hui la signature de Tolbecque. Ce que Tolbecque nous apprend lui-même sur les pratiques de restauration à la fin du XIXe siècle, laisse perplexe quant aux manipulations dont le Componium fit les frais.
En juin 1879, Tolbecque céda sa collection au Musée Instrumental de Bruxelles pour le prix de 30.000 Frs. Elle comportait 116 pièces, parmi lesquelles le Componium de Winkel. Le Musée de Bruxelles se voyait ainsi doté de sa troisième collection d’importance, après celle des instruments hindous offerts au roi Léopold Il par son ami le Rajah Sourindo Mohun Tagore et la collection de François-Joseph Fétis. L’acquisition de ces collections fut une des plus heureuses initiatives de Victor-Charles Mahillon, le fondateur et premier conservateur du Musée Instrumental de Bruxelles qui peut s’enorgueillir aujourd’hui d’être un des plus grands musées du genre dans le monde.