RECENSIONES
PONT, Jean-Claude
L’aventure des parallèles. Histoire de la géométrie non euclidienne: précurseurs et attardés
Berne-Francfort-New York, Peter Lang, 1986
Depuis Euclide, la théorie des parallèles a suscité des travaux innombrables et des controverses passionnées, dont Jean-Claude Pont a entrepris de retracer l’histoire. Il présente d’abord un copieux volume de 736 pages, sur les précurseurs et les attardés de la géométrie non euclidienne… par le titre même, le lecteur est averti qu’il ne trouvera pas ici l’exposé des contributions décisives de Gauss, Lobatchevski et Jànos Bolyai, pas plus que de leurs continuateurs; l’auteur ne cache pas son intention de consacrer un autre volume à ces contributions.
Dans les Eléments d’Euclide, écrits trois siècles avant notre ère et dont on ne possède pas le texte original, les apports d’auteurs antérieurs tels qu’Eudoxe ou Théétète sont fondus en un exposé structuré, où l’accent est mis d’emblée sur quelques propositions indémontrées, axiomes ou postulats. La distinction entre les deux notions, selon qu’il s’agit de propriétés « évidentes par elles-mêmes » ou acceptées conventionnellement, a fluctué au fil des siècles et s’est graduellement estompée; l’auteur décrit cette évolution.
Le cinquième postulat d’Euclide a bientôt fait bande à part. Il dit primitivement que si (dans un plan) une droite rencontrant deux droites fait du même côté des angles intérieurs dont la somme soit moindre que deux droits, les deux droites prolongées indéfiniment se rencontrent de ce côté-là. C’est lui que M. Pont appelle le postulat P. Il est mieux connu sous le postulat (ou d’axiome) des parallèles, car il revient à dire que par un point pris en dehors d’une droite passe une seule prallèle à cette droite: plus précisément, il équivaut à l’affirmation de l’unicité, puisque l’existence d’au moins une parallèle est déjà garantie par les autres postulats. Les controverses suscitées par P dès l’antiquité portaient non sur sa véracité, mais sur son caractère d’évidence. D’innombrables auteurs ont donc tenté de le démontrer à partir des autres postulats: c’est ceux que M. Pont nomme des P-micides, c’est- à- dire tueurs de postulatum. Il réserve encore le nom de p²-micides aux pourfendeurs de P-micides, à savoir les auteurs qui, tel Klügel, ont entrepris de traquer les vices de raisonnement des P-micides et de débusquer les postulats de rechange introduits plus ou moins consciemment. M. Pont regarde les P-micides et les p²- micides comme des précurseurs de la géométrie non euclidienne, grâce auxquels on a pris progressivement conscience que P était indémontrable, que son abandon laissait debout une géométrie (dite absolue) digne d’intérêt, avant que sa négation conduise à développer la géométrie maintenant appelée hyperbolique.
Parmi ces précurseurs, M. Pont s’attache particulièrement aux plus entreprenants, Saccheri, Lambert et Legendre; mais une foule d’autres prennent vie sous nos yeux et composent un univers analysé de façon experte, selon des tendances qui se manifestent tour à tour. Plus spécialement, le « temps de la révolution silencieuse », c’est-à-dire le 18e siècle, voit se succéder des phases de certitude, de scepticisme et de résignation, en prélude à la décennie 1820-1830 où subitement se dénoue l’imbroglio bimillénaire. Presque tous les acteurs de cette pièce étaient certes connus, encore qu’on ait la surprise de découvrir Lagrange en peu glorieuse posture. Toutefois, M. Pont nous livre la primeur de deux manuscrits captivants. L’un, daté de 1821 et signé de la seule lettre E, est l’œuvre d’un inconnu sagace, qui entrevoit l’édifice achevé quelques années avant sa réalisation. L’autre est un texte très abondant, truffé de ratures et de redites, dont l’auteur n’est autre que l’illustre Fourier, et dans lequel on trouve une vingtaine de tentatives de preuve de P. Il n’est pas possible de rendre compte ici de la variété de « démonstrations » qui vont jusqu’à faire appel à des considérations de statique ou d’astronomie, et qui portent M. Pont à conclure: « le géomètre d’Auxerre est un grand de la mathématique qui s’est épuisé au long de quelque deux cent cinquante pages à l’édification d’une théorie des parallèles au-dessus de tout soupçon ».
On sait que la diffusion des travaux de Lobatchevski et Bolyai s’est faite assez lentement, ménageant ainsi ce que M. Pont appelle un no man’s time, durant lequel des P-micides ont pu s’activer de bonne foi en ignorant que le couperet était tombé. Parmi ces auteurs, j’ai le plaisir de voir l’hommage rendu au philosophe liégeois Delbœuf, l’un des premiers à tomber en arrêt devant les travaux de Lobatchevski et à saluer l’ère nouvelle. Les propagandistes les plus actifs, Hoüel, le général de Tilly et Mansion, ne sont que brièvement évoqués à propos de leurs démêlés avec les P-micides impénitents; et Battaglini est passé sous silence. Cette discrétion est d’ailleurs conforme au plan du premier volume, dont les derniers développements sont consacrés aux attardés, ces « postulateurs » qui n’ont pas désarmé après la révélation de la géométrie non euclidienne. M. Pont se propose ici d’évoquer, par quelques cas bien choisis et avant d’y revenir plus à loisir dans un autre volume, la « clameur des béotiens » annoncée par Gauss. Il s’attarde plus particulièrement à la tempête soulevée à l’Académie des sciences de Paris par les prises de position de Joseph Bertrand en faveur du P-micide Carton. On ne regrettera certes pas de voir l’auteur desserrer un des boulons qui maintiennent encore la statue du parvenu pontifiant qu’était devenu l’enfant prodige Joseph Bertrand.