Le corps, piriforme, a été fait en deux parties : la moitié inférieure, sans décor, présente des traces de tournage; le riche décor du bandeau supérieur a été obtenu par moulage. L’ensemble est posé sur une base annulaire et un ressaut marque la naissance du col. Celui-ci, tronconique, s’élargit brusquement vers le haut en formant un goulot malheureusement en partie brisé. C’est une céramique non glacée [[La plupart des bouteilles de même époque et de même origine ont un corps globulaire, voir par exemple, Céramiques islamiques dans les collections genevoises, Genève, 1981, n° 47-49, p. 30-31. Quelques unes ont un corps piriforme, tel le n° 41, p. 27. Toutes sont recouvertes de glaçure.]] qui cependant, se différencie des pièces voisines égaIement non glacées, à la fois par la qualité de la pâte dont elle est constituée et par les motifs qui la décorent.
Les céramiques non recouvertes de glaçure – mince couche vitreuse qui imperméabilise la surface de la poterie tout en la décorant – sont généralement des cruches, des pichets, des gargoulettes; leur légère porosité maintenait par évaporation la fraîcheur de l’eau. Au contraire, la pâte de la pièce étudiée est dense, fermée, imperméable, plutôt de nature gréseuse, caractéristiques peu fréquentes dans le domaine de la céramique islamique [[Les céramiques islamiques ont:
– soit une pâte argileuse cuite vers 800 à 900°,
– soit une pâte siliceuse dont la cuisson peut atteindre 1200° et dont la vitrification est alors assez poussée. Ici, nous avons une pâte argileuse cuite à la température des pâtes siliceuses.]]. Elles se retrouvent sur quelques objets dont l’usage a donné lieu à de multiples hypothèses. Ce sont des vases sphéro-coniques, dont l’ouverture est fort étroite et dont la taille peut varier de 15 à 50 cm environ; ils ont été considérés successivement comme des grenades incendiaires [[M. MERCIER, Le feu grégeois, les feux de guerre depuis l’antiquité, la poudre à canon, Paris, 1952.]], des flacons à parfums, des vases destinés à contenir du mercure [[R. ETTINGHAUSEN, « The Uses of Sphero-conical Vessels in the Muslim East » Journal of Near Eastern Studies, XXIV, 1965, p. 218-229 qui reprend toutes les hypothèses faites sur le sujet avec une large bibliographie.]], ou encore, selon les plus récentes études, des récipients utilisés pour des opérations de chimie ou d’alchimie [[J. M. ROGERS, « Eolipiles again », Forschungen Zur Kunst Asiens, in memoriam Kurst Erdmann, Istanbul, 1970, p. 147-158.]].
Al-Idrîsî, géographe et voyageur du XIIe siècle qui vécut à la cour du roi Roger II de Sicile [[E I, 2 voir l’article « AI-Idrîsî » t. Il, p. 1058-1061.]], mentionne l’existence, sur les rives du lac de Van, en Turquie orientale, de dépôts d’une argile dont les qualités convenaient particulièrement bien à la fabrication de vases destinés à contenir des liquides. Il indique qu’elle était exportée en Iraq, en Syrie et en Egypte [[J. M. ROGERS, op. cit., note 9, p. 150.]]. Cette argile – peut-être la terre philosophale à laquelle font référence certains manuscrits – aurait été utilisée suppose-t-on pour fabriquer les différents objets de cette série; les variations de couleur que l’on peut constater selon leur provenance, seraient dûes aux conditions locales de cuisson, en particulier à l’atmosphère plus ou moins réductrice du four.
La bouteille du Musée de Sèvres se rapproche également de ces vases par son décor, assez inhabituel dans le répertoire de la céramique islamique de cette époque. Sur l’épaule, huit motifs principaux en forme de boutons de lotus et, à l’intérieur de chacun d’eux, deux serpents-dragons entrelacés qui s’affrontent, gueule ouverte. Dans les intervales, d’autres boutons de lotus, plus petits et opposés par la pointe, ainsi que des cercles ocellés.
Chacun de ces motifs existe sur un certain nombre de vases sphéro-coniques.
Le bouton de lotus, qu’il soit d’origine égyptienne ou orientale, figure déjà sur l’argenterie ou la verrerie anté-islamiques [[Voir par exemple, pour l’argenterie un plat achéménide reproduit dans R. GHIRSHMAN, Perse, Proto-iraniens, Mèdes, achéménides, Paris, 1963, n° 313, p. 259; pour le verre, une coupe reproduite dans Glass from the Corning Museum of Glass, A Guide to the Collections, U. S. A., 1974, n° 10, p. 16, inv. 62.1.21 ou encore une série de gobelets en verre souflé et moulé dont un exemplaire est reproduit dans A. von SALDERN, Glas von der Antike bis zum Jugendstil, Mayence, 1981, n° 44, p. 81.]]. Dans la civilisation indienne, il symbolise le germe de la création qui contient toutes les possibilités latentes [[L. FREDERIC, Dictionnaire de la civilisation indienne, Aylesbury, 1987, p. 679.]]. De très nombreux vases sphéro-coniques en sont décorés, d’une façon exclusive parfois, mais on le retrouve aussi sur des métaux – mortiers [[Paris, Musée des Arts Décoratifs, inv. 11287, reproduit dans A. S. MELIKIAN-CHIRVANI, Le bronze iranien, Paris, 1973, p. 18-19.]] et chaudrons [[ Paris, Musée du Louvre, inv. MAO 362, reproduit dans le catalogue de l’exposition L’Islam dans les collections nationales, Paris, 1977, n° 472, p. 210-211. ]] – qui faisaient sans doute également partie du matériel scientifique d’un laboratoire. Depuis des millénaires, des relations existaient entre le Proche et le Moyen-Orient et les pays du sous-continent indien par les routes terrestres ou maritimes liées au commerce lointain mais aussi par les échanges culturels qui s’amplifièrent à l’époque abbasside [[A Brahminabad, dans le Sind, ont été mis au jour des tessons de céramique abbasside voir R. L. HOBSON, A Guide to the Islamic Pottery of the Near East, London, 1932, p. 8-10, pl. IV.]]. Dans le domaine scientifique, cet apport indien est indéniable, pour les mathématiques, l’astronomie, la médecine et la pharmacopée [[H. ELKHADEM, « Orient-Occident: la transmission des connaissances scientifiques au moyen âge », Philologia Arabica, Anvers, 1986, p. XI-XLI]].
Sur la bouteille étudiée, on remarque le groupe des deux serpents à tête de dragon, à la fois affrontés et entrelacés. Ce vieux thème assuro-babylonien figurait déjà, plus de deux mille ans avant notre ère, sur le gobelet à libations de Gudéa, actuellement au Musée du Louvre [[Reproduit dans A. PARROT, Sumer, Paris, 1960, fig. 289 p. 236.]]. Plusieurs vases sphéro-coniques reprennent ce même motif, en particulier un vase trouvé à Dvin [[R. M. DZHANPOLADYAN, « Sferokonischeskiye sosudy iz Dvina i Ani », Sovetskaya Arkheologiya, 1958, n° 1, fig. 5, p. 206.]], et un autre appartenant à une collection londonienne (illustration 2), où il est associé à l’étoile à six branches ou sceau de Salomon [[Collection du Dr J. M. ROGERS qui a eu l’extrême obligeance de m’en procurer une photographie.]]. Dans le monde de l’Islam, Salomon est le roi-prophète, celui qui a reçu le savoir ésotérique. Selon différents versets du Coran, il connaît le language des oiseaux, il commande au vent, aux démons et aux djinns qui ont enseigné aux hommes la magie [[Voir A. S. MELIKIAN-CHIRVANI, « Les thèmes ésotériques et les thèmes mystiques dans l’art du bronze iranien », Mélanges H. Corbin, Téhéran, 1977, p. 367-406.]]. La présence de ce motif, qui existe aussi sur un certain nombre de métaux [[ Ainsi sur un chaudron: Londres, Victoria and Albert Museum, inv. 19153-1899, reproduit dans A. S. MELIKIAN-CHIRVANI, Le bonze iranien, p. 42-43.]], indique probablement, concernant ces objets, une intention ésotérique.
Dans la symbolique de l’alchimie musulmane, il semblerait que les deux serpents-dragons représentent la polarité fondamentale sur laquelle repose le rythme du cosmos, le solve et coagula de l’œuvre alchimique: le soufre et le mercure de l’alchimie [[S. H. NASR, Sciences et savoir en Islam, Paris, 1979, p. 314 et suiv.]]. Selon Djâbir, le Geber des Latins à qui l’alchimie musulmane doit son renom, tous les métaux résulteraient de leur union, au sein de la terre, en différentes proportions et selon diverses modalités – le soufre, mâle, apportant le chaud et le sec et le mercure, femelle, le froid de l’humide [[E I, 2. t. Il, article « Djâbîr », p. 367-69 et aussi Encyclopoedia Universalis, vol. 1, « Alchimie », en particulier p. 593-94, et vol. 9, « Islam » voir p. 180-81.]].
Signalons que deux serpents à tête de dragon, affrontés et entrelacés, la gueule largement ouverte, figurent sur les deux frontispices du Livre de la Thériaque. Ils composent un médaillon circulaire autour d’une figure couronnée et richement vêtue qui tient un croissant de lune [[B. FARES, op. cit., pl. III et IV. ]]. Ils sont alors associés à la pharmacopée, mais à une pharmacopée encore proche de la magie …
Ainsi, sur la bouteille de céramique non glacée du Musée de Sèvres, la conjonction des deux éléments que sont une pâte inhabituelle et un décor qui semble à la fois ésotérique et symbolique, permet de penser que cet objet pourrait avoir été utilisé, comme les vases sphéro-coniques, pour des opérations de chimie ou d’alchimie, la frontière entre les deux étant alors mal définie: au Xe siècle, dans ses œuvres que l’on pourrait qualifier de pré-chimiques, al-Râzî utilisait encore le langage de l’alchimie [[E l, 1, t. III, « al-Râzî », p. 1213-15 et S. H. NASR, op. cit., p. 298-99.]]. Notons enfin que, dans les ruines de Rayy, sa ville natale, près de Téhéran, ont été trouvés de nombreux fragments de vases sphéro-coniques lors des fouilles entreprises par Schmidt [[R. ETTINGHAUSEN, « The uses …» , fig. 1-5, et pl. XLV. ]] …
L’approfondissement de cette recherche devrait permettre, peu à peu, d’isoler et de regrouper un matériel de laboratoire, témoin de l’essor scientifique de la civilisation arabo-islamique des premiers siècles, dans les domaines de la médecine et de la pharmacie, étroitement liés à la chimie et à ses multiples applications artistiques ou artisanales (métallurgie, art du verre, céramique, colorants et teintures…).